• Chapitre 3 - Under The Dome.

    Chapitre 3

    Tu as repris des couleurs. Tu manges un peu plus ?

    La voix douce de ma mère me fait sursauter quand elle s'élève à travers l'appartement. J'ai oublié sa présence alors qu'elle est en train de jeter la nourriture qu'elle m'a apportée la semaine dernière pour la remplacer par de la nouvelle. Je quitte lentement le canapé en frissonnant quand je quitte la chaleur de ma couverture pour la pièce bien trop froide à cause de la climatisation.

    Quand j'arrive dans la cuisine, je la trouve en train de fixer le placard qui déborde de ramen. Mon stock est à peine entamé car je ne mange pas plus que d'habitude. Elle ne m'a pas entendu arriver et son masque de douceur et de bienveillance a laissé place à l'inquiétude et la peur.

    Mon estomac se serre quand je la vois comme ça, fragile et vulnérable. C'est de ma faute, car je n'arrive pas à maîtriser ma peur, car je suis incapable de surmonter ce qui m'est arrivé et encore moins d'en parler. 

    Je l'inquiète en refusant de manger ce qu'elle me prépare. Je la blesse en refusant ses marques d'affection et je ne l'ai pas prise dans mes bras depuis que c'est arrivé. Je suis même incapable de lui dire que je l'aime. 

    Je prends une inspiration, je ne réfléchis pas, si je le fais alors je vais perdre le courage d'agir. Quand j'arrive à son niveau je passe en tremblant les bras autour de ses épaules et je la serre maladroitement contre moi. Elle se fige un instant, sûrement aussi surprise que moi avant de me tapoter doucement les mains. 

    Je… je… dors un peu mieux.

    Je bute un peu sur les mots, quand je lui réponds finalement. Ce n'est pas un mensonge, depuis une semaine mes nuits sont plus paisibles et plus longues. Je ne pourrais pas dire à haute voix la raison de ces nuits plus réparatrices. Pourtant j'en connais parfaitement la raison, Ohm. Il est apparu dans ma vie une semaine plus tôt et comme il l'a promis, il revient tous les soirs. Je sais que ça ne durera pas, qu'il se lassera de mon silence. Alors je me contente de prendre ces instants de détente, ces heures où plus rien de mal n'arrive à m'atteindre. 

    Je suis contente mon chéri. Tu as déjà l'air plus en forme. 

    Elle répond d’une voix tremblante, mais assurée. Elle ne bouge pas, elle ne cherche pas à en avoir plus que ce que je lui offre. Je sens ma gorge se serrer sous l'émotion. Je n'ai pas peur, je ne me sens pas mal de la serrer contre moi et je me rends compte que la chaleur maternelle m'avait terriblement manqué.

    Je suis désolé maman… je…

    L'émotion déborde et je m'interromps pour prendre une profonde inspiration. 

    Je pourrais… te préparer des ramens. Tu crois que tu pourrais les manger ? 

    Elle me fait sa proposition en hésitant. Elle sait qu’elle marche sur des œufs à cet instant. Je baisse la tête, la posant contre son épaule en respirant son parfum léger qui me ramène à une époque où une simple étreinte de sa part suffisait à effacer les cauchemars. J'hésite un long moment avant de lentement hocher la tête.

    Je peux te regarder faire ? 

    Je ne peux pas m'empêcher de demander. Je sais que c'est ridicule, je sais que ma mère ne mettra pas de drogue dans ma nourriture, mais la peur est bien présente.

    Bien sûr.

    Elle murmure sa réponse et je ne sais pas si ma demande l'a vexée ou pas. On ne bouge pas tout de suite pourtant on profite de l'instant avant que je ne la serre un peu plus fort et que je la relâche. Je recule de quelques pas, les bras le long du corps et je me sens gêné, mais en même temps détendu. C’est une sensation que je n’ai pas vraiment éprouvée depuis bien longtemps.

    Ma mère soupire, elle semble plus sereine aussi et le pli entre ses yeux a complètement disparu. Elle se tourne vers moi et m’offre un magnifique sourire avant de prendre un paquet de nouilles instantanées. Je ne sais pas dans quelle mesure elle comprend ce qui m’arrive et se doute de ce que j’ai vécu.

    Au début, elle me posait plein de questions, elle cherchait à savoir, à comprendre pourquoi son fils bien-aimé était devenu une loque pareil. Puis petit à petit, voyant l’état dans lequel ça me mettait à chaque fois, elle avait fini par se faire une raison. Je pense même que Chimon a fini par aller lui parler. Elle ne sait toujours rien, mais elle accepte ce fait et espère juste qu’un jour, je pourrai enfin tout lui dire.

    Alors je ne suis pas surpris quand je vois qu’elle fait bien attention à utiliser des produits non ouverts et qu’elle fait en sorte que je puisse voir tout ce qu’elle fait. Je ne la quitte pas des yeux, appuyé contre le plan de travail, je suis chaque geste qu’elle fait et même si je n’ai pas vraiment faim, je compte bien faire un effort pour elle. 

    Il ne faut pas longtemps pour que l’on se retrouve tous les deux assis autour de la table de la cuisine. Devant nous, il y a deux bols fumants, l’odeur est bien plus agréable que quand c’est moi qui les prépare, peut-être parce que c’est ma mère qui me les a faites. Seulement, je tiens mes baguettes d’une main tremblante, j’ai peur de manger, j’ai peur que malgré ma vigilance quelque chose se soit glissé dans les aliments et que… ma gorge se serre et mes yeux s'humidifient alors que je dois lutter contre la peur et les images qui me reviennent en tête.

    Mon chéri ça a l’air tellement bon.

    La voix de ma mère me fait une nouvelle fois sursauter. Je tourne la tête vers elle et je sais que mon comportement l’inquiète, mais elle fait comme si tout était normal. Elles plongent ses baguettes dans son bol, elle a partagé la nourriture qu’elle a préparée et sans rien dire, elle en mange une bonne quantité sous mes yeux. Je ne la quitte pas du regard alors qu’elle mâche sa nourriture avec gourmandise avant de l’avaler. 

    C’est vraiment très bon. 

    Je lui fais un petit sourire crispé, je sais ce qu’elle est en train de faire, d’un côté ça me rassure qu’elle mange exactement la même nourriture que moi. Pourtant, la peur me tord le ventre et j’ai l’impression d’avoir une pierre dans l’estomac. Lentement, je saisis quelques nouilles avec mes baguettes, mon bol est presque vide, elle devait savoir que je n’arriverais pas à beaucoup manger.

    Je prends une grande inspiration avant de réussir à les mettre dans ma bouche, c’est comme si tout mon corps luttait pour ne pas les avaler. Je mâche lentement et longuement, ma gorge semble avoir rétréci à la taille d’une tête d’épingle et je me demande un instant si je ne vais pas devoir tout recracher. J’évite de regarder ma mère, je ne veux pas voir l’inquiétude et la déception de nouveau sur son visage. L’ambiance qui s’était agréablement allégée après notre câlin, me semble maintenant encore plus lourde que d’habitude. Une bouteille d’eau encore fermée apparaît soudain dans mon champ de vision et c’est finalement deux grandes gorgées d’eau fraîche qui m'aident à avaler la nourriture.

    — Je suis désolé maman…

    Ma voix n'est qu'un filet tremblant.

    Tu as essayé mon chéri et c’est tout ce qui compte. Un jour… un jour on pourra manger tous deux ensemble, j’en suis certaine.

    Elle parle d'une voix douce pour me rassurer. Sa main glisse dans mes cheveux et cela me rappelle mon enfance. Elle avait toujours ce geste quand je venais de faire un cauchemar. C'était le meilleur moyen de m'apaiser. Seulement, cette fois, ça ne m’aide pas à me sentir mieux. J’ai l’impression d’être un minable, surtout quand je sens mon estomac se contracter à plusieurs reprises, ne voulant pas garder le peu que je viens d’avaler.

    — Est-ce que… est-ce que tu pourrais partir s’il te plaît ?

    Je lui demande brusquement la voix presque suppliante. Je suis vraiment un mauvais fils, elle tente tout ce qu’elle peut pour moi et je la renvoie sans même avoir le courage de la regarder. Seulement, je sens que la crise n’est pas loin et je refuse qu’elle y assiste. Je veux lutter contre, je veux me battre contre les ténèbres, mais je sais que si elle est là, je n’y arriverai pas. 

    — D’accord.

    Sa voix n’est qu’un filet, mais je n’arrive pas à m’en préoccuper. Je suis totalement focalisé sur les réactions de mon corps. De mon ventre qui lutte contre la nourriture, de mes muscles qui se contractent douloureusement. Ma vue se trouble parce que j’ai du mal à respirer et je sens déjà la sueur froide former une fine couche sur ma peau. 

    Je ne sens pas son baiser, je n’entends pas ses dernières paroles, mais je sais quand enfin je suis seul. Mon corps se met à trembler brusquement, j’ai presque l’impression de convulser et la seule solution pour moi est de m’allonger sur le carrelage froid de la cuisine. J’accueille la fraîcheur du sol avec délice avant de me placer en position foetale, luttant contre mon envie de vomir, contre la peur et les images qui défilent de plus en plus vite derrière mes paupières que je garde obstinément fermées.

    Le bruit d’un coup porté contre la porte me fait bondir et je suis un instant désorienté. Sans m’en rendre compte, je me suis endormi sur le sol de la cuisine. Je ne sais pas si j’ai vraiment réussi à lutter contre la crise, mais au moins, je n’ai pas vomi. J’ai réussi à garder cette bouchée de nourriture faite par ma mère et même si mon estomac se contracte douloureusement pour me montrer son désaccord, j’ai l’impression d’avoir fait une grande avancée. Je sursaute quand un nouveau coup est frappé à la porte avant de me détendre totalement.

    Nanon ?

    La voix de Ohm retentit et je suis surpris de me rendre compte que je suis resté si longtemps endormi. Je me relève en grimaçant, le corps raide et endolori d’être resté immobile autant d’heures sur le carrelage. Je me rapproche de la porte aussi rapidement que possible de peur qu'il me pense absent et ne parte. 

    Je n’ai pas parlé une seule fois à Ohm, mais je fais suffisamment de bruit en m’installant contre la porte pour lui signifier ma présence. Je l’entends soupirer derrière et je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il serait déçu si un jour, je n’étais pas là pour l’écouter. Cependant l’idée me traverse à peine la tête que je la repousse le plus loin possible dans mon esprit. Je ne veux pas louper un de ses passages. Il n’est venu que huit fois jusqu’à présent, une fois par jour, après son travail, mais je sens que je m’habitue déjà à ce drôle de rendez-vous.

    Comment tu vas aujourd’hui ?

    Il pose la question en s'installant comme moi contre la porte. Je pose ma tête contre le bois de la porte et me surprends à sourire en coin. Les trois premiers soirs, il s’était contenté de s’installer, de lire plusieurs chapitres de l’histoire qu’il avait commencé. J’avais tremblé pour cette fillette au fil des pages et je me suis rendu compte que les histoires un peu stressantes semblent plus efficaces pour garder mes propres peurs éloignées. 

    Et depuis le quatrième soir, il semble bien décidé à me faire parler. Il me pose des questions, me parle de sa journée et de tout ce qui lui passe par la tête. Si j’ai été déconcerté au début, maintenant j’attends avec impatience de vivre ses journées à travers ses récits. 

    Moi je suis bien content que ma journée soit terminée, tu veux savoir pourquoi ?

    Il fait une petite pause me laissant la possibilité de lui répondre. Et je fais alors une chose qui ne m'était jamais arrivée avant, je me redresse, j’ouvre la bouche et je commence presque à lui demander pourquoi. Parce que je suis vraiment curieux de savoir pourquoi il est heureux que sa journée soit terminée. Je pose brusquement ma main devant ma bouche pour m’empêcher d'émettre un son et je m'appuie contre la porte, perturbé par tout ce qui est en train de m’arriver.

    Et bien figure toi, que je ne me suis pas réveillé, ce matin. Je faisais un super rêve et je n’avais pas envie qu’il se termine.

    Heureusement, il reprend sans se rendre compte du trouble qui m’a habité l’espace d’un instant. Je pose ma tête contre le bois de la porte, je me laisse porter par ses mots, par ses aventures et je me surprends encore une fois à me demander de quoi il a pu rêver pour ne pas avoir envie de se lever. Moi ça fait tellement longtemps que je n’ai pas fait de rêve de ce genre que ça me laisse pensif.

    — Je crois que je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie pour essayer d’arriver à l’heure à la boutique. Je crois que je peux remercier mon père de m’avoir forcé à entrer dans le club d’athlétisme du lycée. 

    Sa voix est toute proche de mon oreille quand il reprend et j’ai l’impression qu’il est assis juste à côté de moi comme si rien ne nous séparait. C’est étrange d’apprendre à le connaître de cette manière, il se livre à moi sans aucune hésitation, sans peur et sans chercher à avoir mes confidences en retour. Un instant, j’essaie de m’imaginer prendre la parole, lui parler du moi d’avant, de qui j’étais et c’est agréable. Sauf que je ne suis plus cette personne et l’idée de devoir expliquer pourquoi il parle à une porte chaque soir au lieu de me parler à moi, c’est impossible. 

    Sauf qu’à vouloir me précipiter, j’ai réussi à casser la clé dans la serrure. 

    Il parle d’un ton dramatique qui pourrait prêter à sourire, mais pas moi. Je laisse une exclamation sortir de ma bouche avant même que je ne réalise que j’allais le faire. Je me tourne complètement vers la porte, autant choqué de ma réaction que pressé qu’il me raconte la suite. Le silence s’éternise un peu et un instant j’ai peur que ma réaction lui ai déplu, que j’ai fait quelque chose de mal et qu’il décide de partir pour ne pas avoir su l’écouter. J’en pleurerais presque, car à cet instant précis, je me rends compte que je me suis déjà beaucoup attaché à sa présence.

    Ne t’inquiète pas Nanon, ce n’était pas si grave que ça.

    Sa voix qui tente de me rassurer est un véritable soulagement. Il a parlé d’une voix douce, presque un murmure qui déclenche un frisson agréable dans mon corps. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je ne panique pas, je me contente de bien me replacer contre la porte pour pouvoir écouter la suite des aventures de sa journée.

    Heureusement, j’ai un ami qui s’y connaît bien. Il est venu me dépanner en un temps record et j’ai enfin pu ouvrir la boutique.

    Il pousse un long soupir et j’ai dans l’idée que son récit n’est pas terminé. 

    Tout aurait pu aller super bien… mais mon père m’a menacé de mille et une tortures pour avoir cassé la clé.

    Il le dit d’un ton léger, mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir une pointe d’angoisse pour lui. Je ne connais pas son père, est ce qu’il va vraiment lui faire mal juste pour une clé. Je me mordille la lèvre inférieure, alors que l’envie de lui poser la question se fait encore plus forte que tout à l’heure. 

    Mon père aime beaucoup menacer et jurer, mais même s’il est bourru, il ne ferait pas de mal à une mouche. 

    Il me rassure d’une voix douce et je pousse un soupir de soulagement. Je me fige, est-ce qu’il a pu l’entendre ? Je m’humidifie les lèvres un peu nerveusement. Je ne sais pas pourquoi, c’est si facile avec lui de réagir. Je sens mon corps se raidir quand la tension réapparaît, je ne sais même pas pourquoi j’ai peur, c’est ridicule et je ne veux surtout pas refaire une crise, encore moins alors qu’il se trouve de l’autre côté de la porte. 

    Le reste de la journée s’est plutôt bien passé après ça, heureusement d’ailleurs. Du coup je pensais pouvoir venir te voir plus tôt, je suis désolé d’être en retard.

    Je fronce les sourcils quand il reprend son histoire. Je me penche pour pouvoir regarder dans la cuisine, là je découvre qu’en effet, il est venu bien plus tard qu’habituellement. Je suis aussi surpris de me rendre compte que j’ai dormi si longtemps après ma crise de panique. Je m'humidifie rapidement les lèvres en me repositionnant contre la porte. Je m'entortille nerveusement les doigts en attendant la suite de son histoire.

    Figure toi qu'au moment où j'allais faire la fermeture, une femme est entrée dans le magasin. 

    Je ne peux pas m'empêcher de sourire en entendant les notes théâtrales dans sa voix.

    Elle avait oublié l'anniversaire de sa sœur et voulait lui acheter des livres pour se faire pardonner. Sauf qu'elle ne savait pas ce qu'elle voulait, par contre elle savait très bien ce qu'elle ne voulait pas. J'ai dû lui proposer une cinquantaine de livres avant qu'elle ne trouve son bonheur..

    Il pousse un soupir aussi exaspéré que fatigué. J'ai un petit rire, je ne me moque pas de ses malheurs, mais Ohm à une manière de raconter tellement survoltée que j'ai l'impression d'avoir été avec lui dans la librairie.

    Si je n'avais pas mis mon père en colère ce matin. Je l'aurais mise dehors et je serais venu te rejoindre plus tôt. Je voulais aller acheter quelque chose à manger, pour qu'on puisse le partager pendant que je te fais la lecture. Je suis désolé.

    Je suis chamboulé, quand il conclut son histoire. Mon corps se raidit dès qu'il parle de partager de la nourriture. Ma tête se met en ébullition et j'ai du mal à garder mon calme. Je prends plusieurs inspirations profondes, il ne sait rien, il voulait juste me faire plaisir. Je me répète ça plusieurs minutes dans ma tête avant de réussir à me détendre.

    Enfin, je suis là maintenant et j'ai pris un nouveau livre. Comme je ne sais pas trop ce que tu aimes, j'ai pris le même auteur que l'autre roman. J'espère que tu vas aimer. En tout cas si ça ne te convient pas, frappe la porte et demain j'apporterai autre chose… tu pourrais me faire une liste des livres que tu voudrais que je te lise. 

    Il reprend sans insister sur le repas éventuel qu'il voudrait partager. J'aime sa manière d'être et de parler, comme si converser avec une porte était la chose la plus normale au monde. Je l'entends bouger derrière la porte pour s'installer un peu plus correctement avant que sa voix, douce, calme ne s'élève.

    Poplar Street, 15 juillet 1996, 15h45. C’est l’été. Pas simplement l’été, non, pas cette année, mais une apothéose d’été, une quintessence d’été, un été d’Ohio tout vert en plein juillet, avec un soleil chauffé à blanc dans un ciel d’un bleu de jean délavé, les cris des gosses courrant dans le bois de Bear Street, au sommet de la colline, le tink ! des battes de baseball sur le terrain de jeux, de l’autre côté du bois, le ronflement des tondeuses, le grondement des gros-culs sur la nationale 19, le roulement  des rollers sur les trottoirs de ciment et le macadam de Poplar Street, le vacarmes des radios - la partie de baseball des Indians de Cleveland en compétition avec Tina Turner lancée dans Nutbush City Limits - et, enlaçant le tout comme une barrière sonore de dentelle, le sifflement apaisant et soyeux des tourniquets d’arrosage.

    Je me fais happer par l'histoire dès les premières lignes.  Je tremble pour les habitants de cette rue soudain plongée dans l'angoisse et la terreur. Ils doivent lutter pour leur survie, pour ne pas se laisser écraser par les événements et je me retrouve dans certains personnages, dans certaines situations. J'envie la force de caractère des plus forts et je comprends les faiblesses des autres. 

    C'est étrange de ressentir toutes ces choses, la voix de Ohm continue de s'élever, ne faisant que de courtes pauses pour boire une gorgée d'eau. Il lit pendant des heures, sans montrer d'impatience ou l'envie de s'arrêter. Je ne comprends toujours pas pourquoi il fait ça et je n'ai pas le courage de lui poser la question.

    J'ai peur qu'il n'agisse que par pitié pour cet étrange client incapable de sortir de chez lui. Je ne sais même pas pourquoi moi je me sens si bien en sa présence et que j'attends ses visites avec autant d'impatience alors que je supporte difficilement la présence de ma mère et de Chimon. Je tourne la tête vers la porte quand les mots qu'il prononce m'interpellent et me touchent plus que le reste.

    Il ne saurait dire exactement dans quelle mesure les choses ont changé, avant tout parce qu’il n’est pas du quartier et ne connaît pas la rue, mais aussi parce que la fumée qui monte de la maison incendiée et la brume qui s’élève toujours de la rue mouillée donnent à ces maisons un aspect presque spectral, comme dans un mirage… mais il y a bien eu une transformation.

    Je sens quelque chose bouger dans ma poitrine, une sensation étrange. Les mots font écho en moi, j'ai changé il y a un an, les événements m'ont transformé en quelqu'un que je ne connais pas, que je n'aurais jamais imaginé être un jour. Je suis devenu un étranger dans mon propre corps et ma propre tête.

    J'arrive à mettre le doigt sur pourquoi j'aime la présence de Ohm, pourquoi je veux qu'il vienne chaque soir. Parce que même sans rien faire, il me permet d'apercevoir celui que j'étais, celui que je brûle de redevenir et il le fait juste par sa présence.

    Sa voix s'interrompt lentement et je soupire car je sais qu'il est l'heure pour lui de partir pour rentrer chez lui. Il reste toujours tard avec moi et je culpabilise un peu car je lui prends tout son temps.

    Je vais devoir rentrer Nanon. Il se fait tard, mais je suis content, tu as l'air d'apprécier l'histoire.

    Sa voix est douce, mais un peu éraillée car il a lu longtemps pour moi. Je l'entends se déplacer derrière la porte et je devine qu'il s'est levé. J'ai un léger sourire quand je l'imagine s'étirer pour détendre ses muscles. Je l'imite et grimace un peu en sentant mon corps raide et douloureux. 

    — Je reviendrai demain, j'essayerai d'arriver plus tôt cette fois. 

    Il reprend rapidement la parole et je me mordille la lèvre un peu nerveusement. Je ne sais pas pourquoi, je ressens le besoin de lui faire savoir que j'apprécie sa présence, mais je ne sais pas comment faire. Je pose le front contre la porte en fermant les yeux, luttant contre la peur de faire un pas vers lui.

    Bonne nuit, Nanon. Fais de beaux rêves. 

    Mon cœur s'emballe soudain, cette phrase il me la dit tous les soirs, mais là je sens que c'est mon occasion de faire un premier pas vers lui.

    B… bo… bonne nuit Ohm.

    J'ai les yeux écarquillés, les mains crispées, je retiens ma respiration et j'essaie de déterminer si j'ai fait une bêtise ou pas.

    Merci beaucoup. J'aime entendre ta voix.

    Je me sens soudainement rougir quand il répond. Ce genre de phrase me ferait paniquer en règle générale, mais là le ton n'est pas celui de quelqu'un qui attend quelque chose de moi. Il a juste le ton de quelqu'un de reconnaissant que je lui réponde enfin.

    À demain. 

    Il me salue une dernière fois et commence à descendre les marches tranquillement. Je ne sais pas ce qui me prend à ce moment précis, mais je fais rapidement sauter les nombreux verrous avant d'entrouvrir la porte. Je jette un coup d'œil dans les escaliers et il est là.

    Il s'est figé en m'entendant ouvrir et me fixe surpris de me voir. On reste un long moment ainsi immobiles juste à nous regarder. Beaucoup de choses se passent dans nos regards et finalement je me détends quand un petit sourire apparaît sur ses lèvres.

    Il ne cherche pas à venir me rejoindre comme s'il comprend que ce n'est pas là chose à faire. Je prends une profonde inspiration avant de lever la main doucement. Elle tremble légèrement, mais je ne suis pas sûr qu'il s'en rende compte à cette distance. Je secoue la main lentement pour le saluer.

    M… merci Ohm.

    Je lui parle d'une voix basse et hésitante, mais son visage s'éclaire soudain. Il ne me répond pas, il se contente de me faire un petit signe de tête avant de reprendre lentement la descente des escaliers. Je referme ma porte, la verrouille et je ne sais pas quoi penser de ce qui vient de se passer.

    D'un pas lent, la tête un peu dans les nuages je me dirige vers la salle de bain. Cette fois-ci, je ne ressens pas le besoin de me doucher une nouvelle fois, de brûler ma peau pour ne plus sentir la sensation de ses mains sur moi, parce qu'il n'est pas dans ma tête pour le moment.

    Ohm prend toute la place et quand pour la première fois en un an, j'arrive à me regarder dans le miroir plus que quelques secondes, la seule chose que je vois, c'est ce grand sourire qui illumine mon visage terne.




    Notes
    1/ Les extraits proviennent du livre “Les régulateurs” de Richard Bachman (Pseudonyme de Stephen King)


  • Commentaires

    7
    Dimanche 3 Décembre 2023 à 19:35

    Le temps et la patience font peu à peu bouger les choses ^^

    6
    Samedi 21 Mai 2022 à 11:48

    Merci pour ce troisième chapitre, oh là là que d'émotions, j'ai adoré... que ce soit avec la scène avec la maman ou la fin... ce chapitre m'a mis du baume au coeur. J'ai vraiment hâte de lire la suite à présent. Merci encore pour cette histoire, qui est extrêmement plaisante à suivre, de part son côté progressif et la profondeur que tu as mise dans ces personnages. <3 Bises.

    5
    Jeudi 19 Mai 2022 à 14:23

    Merci pour cette histoire

    4
    Jeudi 19 Mai 2022 à 10:52

    Merci pour ce nouveau chapitre :)

    J’adore l’évolution de Nanon grâce à la présence rassurante de Ohm :)

    Vivement la suite ^w^

    3
    Mercredi 18 Mai 2022 à 23:37

    Merci pour ce nouveau chapitre ;)

    J'ai trop hâte de savoir comment ça va évoluer!!! Surtout qu'en général tu arrives tjs à mettre des rebondissements auxquels je ne m attends pas he

    Bises à la semaine pro <3

    2
    Mercredi 18 Mai 2022 à 20:57

    Oh ce chapitre et triste et bien à la fois....

    Triste car il a peur même avec sa mère (concernant la nourriture)....et du coup elle ne sait pas ce qui s'est passé donc je pense qu'il n'a pas porté plainte car il est trop dans le mal.......

    mais je suis également contente car...il a ouvert la porte. Rien que ça c'est déjà un énorme pas..... J'ai vraiment hâte de lire la suite....

    1
    Mercredi 18 Mai 2022 à 19:16

    Une lueur d'espoir pour Nanon ?

    Merci beaucoup pour ce chapitre 03

    j'attends la suite avec impatience !

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