• Chapitre 2 - The Long Walk

    Chapitre 2

    — Chimon ? Tu peux venir aujourd’hui… je dois aller acheter des livres.

    Ma voix n’est qu’un murmure quand enfin on décroche à l’autre bout de la ligne. J’ai la bouche sèche et la sensation d’avoir mon cœur en train de pulser dans ma gorge. Mes doigts sont crispés sur mon téléphone, il ne me sert que pour appeler Chimon ou ma mère quand j’ai besoin de quelque chose. Sinon, il prend la poussière dans le tiroir de ma table basse. 

    — Oh Nanon ! Je ne pourrai pas venir aujourd’hui. Je suis pris avec mes cours.

    Il me répond lentement et j’entends du bruit en arrière fond. Je sais qu’il est désolé de ne pas pouvoir venir m’aider et je ne lui en veux même pas. Il est près de moi depuis un an, il me donne tout le temps qu’il peut alors que moi je ne lui apporte rien en échange. Je ferme les yeux, m’humidifie rapidement les lèvres avec ma langue et je prends une profonde inspiration. 

    — A… alors demain… tu pourrais demain ?

    Je suis nerveux, très nerveux comme chaque fois que je dois envisager de sortir. Sans m’en rendre compte, je joue avec l’ourlet de mon t-shirt, glissant le tissu entre mes doigts. Il ne me reste plus grand chose à lire et j’ai peur de tomber à court de lecture, ce serait catastrophique pour moi. 

    — Tu sais que tu ne risques rien… tu pourrais y aller ce n’est pas loin de chez toi.

    Il est hésitant, il sait qu’il s’engage dans un sujet délicat. Mon rythme cardiaque accélère brutalement à l’idée de me retrouver seul dans la rue. Au début, c’est Chimon qui allait m’acheter mes livres, puis petit à petit il avait réussi à me convaincre de l’accompagner. Si je devais être honnête, ces sorties avec lui me faisaient du bien, prendre l’air, ne plus être enfermé entre mes quatre murs. Seulement la peur était toujours là, bien trop présente au creux de mon ventre pour que je profite réellement. 

    — Nanon ? Tu es encore là ?

    Sa voix résonne dans mon oreille et je me rends compte que ça fait un moment que je n’ai rien dit. 

    — Je… je ne pourrai pas Chimon… si tu n’es pas là pour me protéger alors…

    Rien qu’à cette idée, mon menton se met à trembler alors que je sens déjà les larmes me monter aux yeux.

    Tu n’as pas besoin que je te protège, tu veux que je te cache du regard des autres. 

    Sa voix est douce car il sent que je ne suis pas loin de craquer. Il me dit toujours la vérité, même si je ne veux pas l’entendre. Il cherche à me faire aller de l’avant, mais jamais sans me brusquer ou me juger. 

    Tu ne crains rien, je suis sûr que tu peux y arriver, mais si jamais tu n’y arrives pas alors je viendrai demain, d’accord ?

    Sa voix est un peu plus ferme, même s’il me laisse le choix. J’avale difficilement ma salive, cet homme réussit presque toujours à me convaincre de faire ce qu’il veut, parfois ça prend du temps, mais souvent, il sait quoi dire pour me pousser à le faire. 

    D’a… d’accord, je vais essayer. 

    Je réponds après un moment de silence, mais ma voix est étranglée. Mon corps tremble de haut en bas et je lutte déjà contre l’anxiété pour ne pas m’effondrer.

    — Je suis fier de toi, je t’appelle ce soir pour savoir ce qui s’est passé. Je dois te laisser maintenant.

    J’entends le sourire dans sa voix quand il me répond. Je n’en mène pas large cependant, je viens de lui dire que j’allais essayer et il sait tout de suite quand je mens. Je murmure un salut avant de raccrocher les mains tremblantes, je tourne la tête pour observer ma porte d’entrée, fermée à clé avec ses nombreux verrous.

    J’avale bruyamment ma salive avant de passer ma main sur ma nuque, elle est poisseuse de sueur froide. Je me lève du canapé où j’étais installé et commence à faire des allers et retours dans mon salon.

    Je ne peux pas sortir, je ne peux pas aller dans la rue et prendre le risque de… j’ai un long frisson alors que mon imagination commence à se forger une idée de ce qui pourrait m’arriver si jamais je venais à sortir. La peur me serre le ventre, ma respiration se fait plus courte et j’ai même l’impression que ma tête se met à tourner. 

    Je me laisse lentement glisser le long du mur, mes bras entourent mes genoux et je reste à trembler un long moment en fixant la porte. Est-ce que j’en suis capable ? La sonnerie de notification de mon téléphone me fait sursauter et mon cœur bondit hors de ma poitrine. Je m’approche lentement de la table basse et je finis par sourire quand je vois le message de Chimon.

    ‘Lève-toi. Habille-toi et sors, tu en es capable.’

    Je prends une grande inspiration, me frotte le visage à plusieurs reprises en expirant fortement. Je n’arrive pas à croire que je vais vraiment le faire, mais je me relève lentement avant de me diriger vers ma chambre. J’ai une tenue bien spécifique quand je sors, j’ouvre mon armoire et en sort des habits noirs et amples.

    Moins de dix minutes après, je suis habillé devant la porte, un jean noir, un sweat de la même couleur complètement informe. J’ai posé une casquette sur ma tête et remonté ma capuche pour cacher au maximum mon visage. Dans ma main je tiens mes clés et mon téléphone, prêt à appeler Chimon en cas de problème. J’ai mon portefeuille dans le fond de ma poche et je suis presque prêt.

    Il me reste encore mon masque à mettre, comme le reste il est noir, je ne m’imagine pas sortir sans. Il me donne la même sensation de sécurité que ma couette, j’ai l’impression qu’il me protège du monde extérieur. Je fixe la porte, respirant le plus doucement possible, mais j’ai conscience que le moindre bruit me ferait fuir et abandonner tout courage. Mes mains tremblent quand je mets finalement mon masque et une boule se forme dans ma gorge, je ne sais pas si c’est dû à l’envie de vomir ou de pleurer qui me saisit quand je pose la main sur la poignée.

    Je la relâche brusquement en reculant d’un pas, je dois être fou pour envisager de sortir seul, pour le faire sans y être forcé. Je me rappelle alors le message de Chimon, ses encouragements, sa confiance en moi et son assurance que rien ne m’arrivera. Il est le seul en qui j’ai confiance et je me dis que si j’arrive à le faire, ce sera une manière de le remercier pour ce qu’il fait et lui montrer ma reconnaissance.

    J’expire longuement l’air qui se trouve dans mes poumons, j’arrête de réfléchir et sans attendre, j’ouvre la porte. J’y mets trop d’énergie puisqu’elle claque contre le mur dans un bruit sourd, me faisant sursauter, mais contrairement à ce que je croyais, ce son ne me donne pas envie d’aller me cacher, il me donne de la force pour la refermer derrière moi, la verrouiller et descendre les escaliers qui vont me mener vers l’extérieur.

    La librairie est à moins de dix minutes à pied de chez moi, mais j’ai l’impression qu’il me faut des heures pour couvrir la distance. Tous les dix pas je me fige, je me  retourne et regarde autour de moi pour m’assurer que l’on ne me suit pas, que personne ne me regarde avec trop d’insistance et donc que je ne suis pas en danger. Je rase littéralement les murs, faisant attention à ne pas toucher les gens que je croise.

    Si moi je suis obnubilé par les passants, eux ne semblent heureusement pas me voir, trop pressés de se rendre à leur destination. La température à l'extérieur est bien plus élevée que dans mon appartement et il ne faut pas longtemps pour que je transpire autant à cause de la chaleur qu’à cause de la peur.

    Tout le temps du trajet, ma main moite enserre mon téléphone, ne desserrant pas son étreinte, c’est comme une bouée de sauvetage pour moi. Une partie de moi hurle à n’en plus finir, me trouvant stupide d’avoir écouter Chimon, les insultes fusent autant pour lui que pour moi et je dois lutter pour ne pas les écouter et faire demi-tour. Et puis il y a cette partie que je pensais avoir disparue depuis des mois, celle qui est bienveillante, qui m’encourage, qui me donne confiance et qui me permet de continuer à avancer.

    Un glapissement sonore sort de ma bouche quand enfin de l’autre côté de la rue apparaît la devanture de la boutique. Je suis tellement focalisé dessus que je vois à peine les gens qui se retournent sur moi, me regardant étrangement. Je me retiens de courir, gardant ce rythme prudent. J’ai hâte de retrouver la fraîcheur du magasin et aussi son propriétaire, allez savoir pourquoi mais le cinquantenaire me met en confiance. Il a un sourire calme, un regard neutre et il ne cherche jamais à envahir mon espace vital. Quand je suis dans le magasin, je n’ai pas peur, j’ai l’impression qu’il me protégerait si jamais quelque chose devait arriver.

    C’est avec un soulagement évident que je pousse la porte, me faufilant à l’intérieur et poussant un long soupir. Je m’essuie le front brillant de transpiration, pourtant, il ne me vient pas à l’idée de retirer ma capuche et ma casquette pour profiter de la fraîcheur qu’offre la climatisation. Le silence règne dans la boutique et c’est apaisant après le bruit de la rue, de ses voitures et des passants. Je m’engage tout de suite dans un rayonnage, laissant mes doigts glisser sur les tranches des livres, lisant leurs titres en murmurant.

    Petit à petit j’oublie ce qui se trouve autour de moi, complètement concentré sur les livres. Parfois j’en prends un, lis le résumé, observe la couverture essayant d’imaginer l’histoire qui se trouve entre ses pages. J’en replace la plupart sur les rayons, mais parfois l’un d’eux me tape dans l'œil et je le garde. Bientôt je me retrouve avec une pile assez conséquente de livres dans les bras.

    Je peux vous aider ?

    Une voix inconnue vient soudain troubler cet instant de paix. Un instant où j’avais oublié tout ce qui faisait ma vie actuellement. Je sursaute violemment en me retournant pour faire face à la menace, mais dans la manœuvre, je laisse tomber tous les livres au sol, mais je n’y fais pas attention.

    Devant moi se tient un jeune homme qui doit avoir mon âge, mais pour le moment, il me regarde surpris par ma réaction. Je reste figé, incapable de réagir, de ramasser les livres, de m’excuser de ma réaction. Non je reste immobile, comme un pauvre lapin pris dans les phares d’une voiture. 

    J’avale difficilement ma salive car ma gorge est soudain aussi sèche que du sable. Je cligne des yeux, attendant de voir comment il va réagir et quand il fait un pas vers moi je ne peux pas m’empêcher de reculer brusquement. De la surprise passe sur son visage avant qu’il ne se reconstruise une attitude professionnelle et qu’un sourire familier n’apparaisse.

    Je suis désolé, je ne voulais pas vous faire peur.

    Il s’excuse et je me sens nul, surtout quand il fait un petit mouvement d’excuse de la tête en plus. Il s’agenouille alors pour ramasser la quinzaine de livres qui a échoué au sol. Je me mordille nerveusement la lèvre un moment, hésitant sur la marche à suivre. Me sauver, l’aider, rester immobile à attendre bêtement… Je n’arrive pas à me décider et finalement je reste débout, le corps tendu comme un arc prêt à déguerpir au moindre problème.

    Ce n’est rien… 

    Un filet de voix réussit à passer la barrière de mes lèvres. Sur le moment je ne sais pas s’il m’entend avec mon masque, mais il lève les yeux vers moi et son sourire s’agrandit alors qu’il se redresse. Il prend le temps de me regarder et je me sens rougir quand ses yeux me détaillent avant de rapidement se concentrer sur mes ouvrages. 

    — Ce sont des bons choix que vous avez faits. 

    Il tient ma sélection entre les mains et je tressaille quand il me les tend. Il me lance un regard plein de questions, mais il a la décence et le professionnalisme de ne rien dire et de faire semblant de ne pas le remarquer.

    Si vous voulez, je peux les poser à la caisse, le temps que vous finissiez de faire un tour. 

    Il reprend son rôle de vendeur et je souffle doucement. Je suis fixé sur ce sourire qui ne quitte pas ses lèvres, je ne sais pas pourquoi, mais il me semble apaisant et rassurant et l’observer calme les battements de mon cœur un peu trop facilement.

    Hmmm… d’accord.

    De nouveau ce murmure à peine audible, mais parler à des inconnus, je ne fais plus, c’est Chimon qui se charge de faire la conversation habituellement. Il me fait un petit signe de tête et s’éloigne vers l’avant du magasin, je ressens un étrange mélange de soulagement et de déception à le voir s’éloigner. 

    Je suis troublé, je ne me sens plus en paix et je n’arrive plus à me laisser emporter par les livres, parce que trop régulièrement je tourne la tête dans la direction où il a disparu, autant pour le surveiller que pour l'apercevoir.

    Je veux rentrer chez moi, j’ai besoin de réfléchir à tout ce qui tourne soudainement dans ma tête. Je prends quelques livres supplémentaires au hasard, je ne lis pas les titres et encore moins les résumés. Je ne veux juste pas arriver en caisse les mains vides, c’est stupide de ma part, mais comme toujours je me sens plus fort avec des livres entre mes mains. 

    Vous avez fini ? 

    Je me contente de hocher la tête et de poser les livres devant lui. Il ne semble absolument pas se formaliser de mon manque de conversation. Le silence s’installe, juste troublé par le bip de sa caisse enregistreuse et je ne sais pas pourquoi, soudain je ressens le besoin d’en savoir plus. 

    Le propriétaire n’est pas là aujourd’hui ?

    Je me mords la lèvre dès que ma question passe la barrière de ma bouche car alors il m'observe un long moment attentivement avant de sourire.

    Mon père envisage d’ouvrir une autre boutique, il est parti à travers le pays à la recherche de l’emplacement idéal, alors je le remplace pour le moment. 

    Il répond gentiment à ma question pourtant personnelle. Oh, alors ça explique pourquoi son sourire me semble si familier. Il a le sourire de son père, celui qui me met à l’aise et me rassure à chaque fois que je viens ici. Soudain son visage s’illumine et je ne comprends pas ce qui lui arrive.

    Vous êtes son client régulier, le dévoreur de livres ? 

    Sa question est tellement soudaine que je tressaille, il ne le remarque pas, occupé à enregistrer mes achats tout en parlant.

    — Mon père parle souvent de vous à la maison. Il est impressionné par la quantité de livres que vous lisez. Et il dit qu’en plus vous avez très bon goût.

    — Oh… merci…

    Je suis perplexe, je ne pensais pas que l’homme ait une telle estime de moi. Généralement je choisis les livres, je reste en retrait pendant que Chimon fait toute la conversation. Il paye puis je murmure un vague salut avant de quitter la boutique. 

    Plongé dans mes pensées, je lui tends ma carte sans avoir écouté le montant, un peu perturbé de tenir une conversation avec lui. Il commence à ranger mes achats dans un sac en attendant que la transaction se fasse. Il prend grand soin des livres et je vois son sourire s'agrandir quand il lit le titre de l’un d’eux. 

    Oh celui là je l’ai lu il est vraiment bon.

    Il me montre la couverture d’un livre en particulier, mais elle ne me dit rien. Il s’agit sûrement de l’un des derniers que j’ai pris, sans faire attention. 

    Si vous aimez cette histoire alors, je ne peux que vous conseiller de lire Les ravagé(e)s de Louise Mey (1). C’est une histoire prenante d’une unité d’un commissariat sur les crimes sexuels et ils vont devoir enquêter sur…

    Si au départ je l’écoutais, je finis par sentir un haut de cœur, la réalité de ma vie semble me revenir en pleine face comme un boomerang. Un instant dans cette boutique en compagnie de cet inconnu, je l’avais mise de côté. Seulement, là tout revient, la peur, la haine, le dégoût, les souvenirs… je sens mes joues blanchir, mes mains trembler et ma respiration devient difficile. 

    Il continue de parler, me vantant les mérites de ce livre qui me ramène juste au moment le plus horrible de ma vie. Je recule lentement d’un pas, puis deux, au troisième il fronce les sourcils en me voyant partir.

    Monsieur ?”

    Sa voix ne me semble plus aussi avenante, son sourire cache forcément quelque chose et son regard pétillant attend juste que je me détourne pour me faire du mal. J’ai une crise de panique, je sais que je vais m'effondrer et je refuse de le faire ici. Je fais soudain demi-tour.

    Je me mets à courir, je tire la porte violemment et fuis sans attendre, sans répondre à ses appels, laissant mes achats et ma carte sur le comptoir, plus rien ne compte à part retrouver mon cocon. 

    Je ne vois plus rien, ni les voitures qui pilent quand je déboule devant elles, ni les passants que je manque de bousculer. Je n’ai pas le temps de vérifier que je ne suis pas suivi, que je ne suis pas pourchassé, je n’ai qu’un objectif, me cacher, me terrer et disparaître.

    Je monte les escaliers quatre à quatre et en un temps record je me retrouve devant ma porte. Je sors mes clés d’une main tremblante, elles tremblent tellement que je n’arrive pas à entrer la clé dans la serrure et je sens que je ne suis pas loin de craquer. 

    — S’il te plaît… laisse-moi entrer. 

    J’essaie de me calmer pour ne pas faire de crise de panique sur le pas de ma porte. Je prends une inspiration essayant de me calmer. Je pose ma main gauche sur ma main droite pour tenter de la stabiliser et éclate en sanglots quand malgré tout je n’y arrive pas. Une porte qui claque me fait pousser un cri de bête effrayée et cette fois j’y arrive. Je déverrouille la porte, me jette dans mon appartement et la claque à mon tour avec force.

    Avec des gestes fébriles, je prends le temps de verrouiller tous les verrous et c’est seulement une fois que c’est fait, que je me laisse tomber au sol sur les genoux, la tête appuyée contre le bois de la porte. Je ferme les yeux avant d’enlever mon masque, prenant de grandes respirations par ma bouche ouverte, j’ai l’impression d'étouffer, de mourir et peut-être que finalement mourir serait le plus facile. 

    Je n’arrive plus à bouger, à rejoindre le canapé pour me cacher sous ma couette pour trouver un peu de réconfort. Je reste contre la porte, la respiration hasardeuse, le cœur battant à tout rompre, je tremble fort et j’ai l’impression que mon corps hésite entre pleurer, vomir ou bien me laisser m’effondrer complètement.

    Je ne vois pas le temps passer, mais la luminosité baisse petit à petit. Je n’ai pas bougé d’un pouce et la douleur dans mes membres ankylosés me rappelle que je suis en vie alors que toutes mes pensées dans ma tête se mélangent. Je vois déjà ma mère ou Chimon me trouver dans cette position quand ils viendront me voir dans quelques jours sans comprendre pourquoi je suis effondré contre cette porte.

    La nuit est presque tombée, je n’ai même pas réussi à me redresser pour allumer la lumière et chasser la pénombre si effrayante. De toute façon, je vis dans la peur depuis des mois, alors ça ne changera plus grand chose maintenant.  Le point positif, c’est que j’ai réussi à retrouver mon calme, je suis juste beaucoup trop épuisé pour bouger et j’envisage même d’envoyer un message à Chimon pour lui demander de passer à la librairie récupérer mes affaires.

    En repensant à la manière dont je me suis enfui, je me sens rougir de honte. Cet inconnu n’a rien fait de mal, il voulait juste me conseiller et moi j’ai paniqué à cause d’une petite phrase. Je ne sais pas si je pourrai lui refaire face un jour, j’ai été ridicule. Mes yeux s’écarquillent de surprise quand je me rends compte du cheminement qu’on prit mes pensées. Je suis déçu à l’idée de ne pas le revoir, c’est étrange, jamais je n’ai ressenti ça, je ne veux revoir personne d’habitude, mais quand je pense à lui, je me souviens surtout de comment je me suis senti en paix alors qu’il était là.

    Un coup porté à la porte me tire de mes pensées et je couine en sursautant. Mon corps se raidit à nouveau et proteste de douleur. Je pose ma main sur ma bouche pour éviter que la personne derrière la porte ne se rende compte de ma présence. Un nouveau coup, un peu plus fort, celui-là me fait gémir, cette journée n’en finit pas de jouer avec mes nerfs.

    Il y a quelqu’un ? 

    Cette voix je ne l’ai pas beaucoup entendue pourtant je la reconnais parfaitement Je lève la tête brusquement pour regarder la porte, comme si je pouvais voir à travers. Il s’agit du fils du propriétaire, celui que j’ai fui quelques heures plus tôt. Mon premier réflexe est de me redresser en posant la main sur la poignée comme pour lui ouvrir, puis je me reprends. 

    Comment sait-il où je vis ? Pourquoi est-il venu ? Je me recroqueville aussitôt essayant de lutter contre les images qui tentent de faire surface dans ma tête. Mon cerveau mélange tout, les souvenirs de cette nuit là reviennent par flash, sauf que cette fois, c’est cet inconnu qui est au-dessus de moi. Voilà ce qu’il pourrait me faire si je lui ouvre la porte.

    Je suis désolé pour ce qui s'est passé tout à l’heure… je ne voulais pas vous…

    Il continue de parler, même s’il ne sait pas si je suis là. Il s’excuse alors qu’il n’est responsable de rien, il n’a rien fait de mal et pour un peu je pourrais en rire si je n’étais pas trop occupé à essayer de contrôler les larmes qui veulent passer la barrière de mes yeux.

    Enfin je me suis permis de chercher votre adresse dans les fichiers de mon père, j’ai vos livres et votre carte.

    Je ferme très fort les yeux me demandant pourquoi il fait tout ça, pourquoi il n’a pas fait comme les autres en détournant le regard et faisant comme si je n’existais pas.

    — Vous êtes là ?”

    Il appelle à nouveau tout en frappant à la porte. C’est un reniflement qui répond à sa question, je n’arrive pas à contrôler les larmes qui coulent à nouveau et quand un premier sanglot sonore me déchire le torse je sais qu’il va forcément l’entendre. Il ne parle plus, je ne l’entends plus bouger alors que je n’arrive pas à arrêter cette nouvelle crise. Je pense qu’il a déjà dû partir, après tout il ne me doit rien, il est juste un inconnu qui a rencontré un homme un peu bizarre sur son lieu de travail. 

    Le monde a des dents, et quand l’envie le prend de mordre, il ne s’en prive pas.” 

    Mes yeux s’écarquillent quand sa voix s’élève juste à côté de ma tête.  Il s’est installé contre la porte dans la même position que moi. Il ne m’a pas abandonné, il ne s’est pas détourné et je ne sais pas du tout comment je dois réagir.

    Trisha McFarland avait neuf ans lorsqu’elle s’en aperçut. Ce fut un matin, au début du mois de juin.

    Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’il est en train de lire un des livres que je me suis choisis ce matin. C’est une sensation étrange que d’entendre sa voix en partie étouffée par le bois de la porte et en même temps, c’est apaisant.

    À dix heures, elle était assise à l’arrière de la Dodge Caravan de sa mère, vêtue de son maillot d'entraînement bleu roi de l’équipe des Red Sox (avec 36 GORDON inscrit au dos), et jouait avec Mona, sa poupée. À dix heures trente, elle était perdue dans la forêt.

    Sa voix est douce, calme et même s’il ne sait pas si je l’écoute, il continue sa lecture. J’arrive sans mal à imaginer cette petite fille dans cette voiture et le poids sur mon torse se fait plus léger.

    À onze heures, elle s’efforçait de ne pas céder à la panique, de ne pas se dire Je suis en danger, de chasser de sa tête l’idée que les gens qui se perdent dans la forêt s’en tirent quelquefois avec de graves blessures, que quelquefois même ils en meurent...

    Je ferme les yeux, m’installant le plus confortablement possible, complètement recroquevillé sur moi-même, je laisse la voix de cet inconnu me mener vers ce monde de paix que me procure les livres et qui me permet d’oublier. 

    Il lit un long moment me faisant complètement vivre l’histoire et si j’ai peur, si je tremble cette fois ce n’est pas pour moi, mais pour cette petite fille perdue qui recherche son chemin. Il lit plusieurs chapitres sans s’arrêter avant que doucement sa voix ne s’éteigne.

    — Je ne peux pas rester plus longtemps… je dois rentrer. 

    Je me sens étrangement serein et léger quand je me redresse légèrement et que je regarde la poignée alors que je devine au son de sa voix qu’il s’est relevé. 

    — Si tu es d’accord, je reviendrai demain pour te lire la suite… 

    Je suis surpris par ces mots, parce que je n’aurais pas imaginé une seconde que cette soirée aurait une suite, mais je me rends compte que j’ai hâte d’être à demain pour l’écouter à nouveau.

    — Je laisse tes affaires devant la porte. Bonne nuit Nanon.

    J’ai un instant de stress quand j’entends mon prénom sortir de sa bouche, puis je réalise qu’il l’a forcément trouvé sur ma carte et je me détends légèrement. 

    — Moi je m’appelle Ohm.

    Et je l’entends qui dévale les escaliers et je surprends un petit sourire sur mon visage. Je sais que ça ne durera pas, il viendra quelques jours puis il se lassera de mon silence et de ma porte close. Seulement je ne veux pas y penser, parce que là, je me sens bien et je veux juste en profiter le temps que ça durera. J’arrive enfin à me relever, mon corps est raide et douloureux.

    Je déverrouille la porte, l’entrouvre juste assez pour récupérer les affaires qu’il a laissées dans un sac sur le pas de ma porte puis je la barricade à nouveau rapidement. Je souffle, soulagé, quand je suis à nouveau en sécurité à l’intérieur et je me dirige dans la cuisine pour prendre une bouteille d’eau que je vide à moitié d’une traite. 

    Je pars ensuite retrouver mon canapé, je me laisse tomber dessus, laissant mes muscles se détendre alors que la chaleur de la couette m’entoure et me rassure et après huit mois presque sans sommeil, je m’endors sans vraiment m’en rendre compte et sans faire de cauchemar.


    Notes
    1/ Les Ravagé(e)s de Louise Mey : Il s’agit d’un livre français que j’ai trouvé en faisant une recherche sur le sujet. Je ne l’ai pas lu moi-même, mais les critiques sont plutôt bonnes et l’histoire du livre colle bien à cette histoire je trouve.
    2/ La petite fille qui aimait Tom Gordon de Stephen King : L’extrait que lit Nanon vient de ce roman que j’affectionne particulièrement. Il est n’est pas le plus célèbre de King, mais il mérite d’être lu (et il n’est pas horrifique si c’est ce qui vous fait peur). C’est également ce livre qui m’a inspiré l’histoire Lost In Jungle.


  • Commentaires

    7
    Dimanche 3 Décembre 2023 à 19:18

    Ohm en homme doux, patient, ça lui va bien =)

    C'est toujours aussi agréable de te lire Néphély ^^

    Merci ce 2d chapitre !

    6
    Samedi 21 Mai 2022 à 11:26

    Merci pour ce second chapitre, j'ai relu le premier pour me remettre dans le bain juste avant, et je dois dire que cette histoire me plait beaucoup. On sent toujours aussi bien la détresse de Nanon à travers l'écriture, malgré tout, je sens poindre une petite lueur d'espoir en la personne d'Ohm... il y a quelque chose de réconfortant dans ce personnage. Enfin, à mon sens. Et j'aime également chercher les références aux livres que tu cites, ainsi qu'à l'univers de Stephen King :) bon week-end. Bises

    5
    Mercredi 18 Mai 2022 à 18:00

    Merci pour cette suite :)

    J’ai aimé la bienveillance de Chimon qui encourage son ami à faire un premier hors de chez lui seul ;) Un premier pas vers la guérison :) 

    Ohm le sauveur rentre en scène :D 

    Hâte de lire le prochain chapitre ^w^

    4
    Jeudi 12 Mai 2022 à 23:59

    Merci beaucoup, hâte de lire la suite!!! bon couragecool

    3
    Mercredi 11 Mai 2022 à 23:05

    Trop adorable ce qu'a fait Ohm :') Je ne sais pas si des gens comme lui existent vraiment mais ça fait chaud au coeur. Toute âme en souffrance, quelqu'en soit la raison, aurait bien besoin d'amis comme Chimon et de rencontre comme Ohm :')

    Pour faire suite à ta réponse de la semaine dernière, c'est top que tu sois engagée sur de tels sujets et que tu nous transmettes celà à travers tes fanfics cool

    Merci pour ce chapitre et hâte de lire le prochain ;D Bises ^3^ 

    2
    Mercredi 11 Mai 2022 à 21:59

    Merci pour ce chapitre.

    Nanon a pu avancé d'un petit pas en allant tout seul dehors même si à la fin il est rentré en courant....

    Chimon est vraiment super avec Nanon, je l'aime bien <3....

    Ce qu'à fait  Ohm est trop mignon, lire une histoire à travers la porte, c'est bien car ça les rapprochera petit à petit.....

    j'ai hâte de lire la suite

    1
    Mercredi 11 Mai 2022 à 20:06

    J'ai beaucoup aimé la bienveillance de Chimon envers son ami .. sans le brusquer ou le juger.

    l'encourager avec subtilité sans aggraver son cas.

     La thérapie par les livres j'adore ça !! en plus avec Ohm !

    J'attends la suite avec impatience 

    (Ces derniers temps j'avais une panne de lecture et avec cette fanfiction j'ai repris le goût à lire à nouveau

    merci Néphély ;) )

    Je te souhaite un bon rétablissement .

     

     

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