• Chapitre 13

    Chapitre 13

    Il avait suffisamment dormi pendant le trajet de retour vers Bangkok et maintenant il était bien réveillé. Il tua le temps en allumant un jeu d'ordinateur qu'il avait laissé inactif pendant longtemps, y jouant pour se distraire de ses souvenirs de la vie sur la colline.

    C'était comme si sa blessure récente commençait à guérir. Pourtant, si on la touchait, la croûte se fissurait et saignait à nouveau. Et ça faisait mal.

    Il lui fallut presque toute la nuit pour s'assoupir. Il était allongé sur le dos dans son confortable pyjama en coton sur un drap de lit parfumé à l'assouplissant. Le climatiseur de la grande pièce maintenait la température fraîche. 

    Une belle paire d'yeux fixait le plafond en plâtre, comme s'il voyait les scènes de son passé se dérouler là-haut. Il était trop tôt pour lâcher prise et oublier tous ces précieux souvenirs et pour reprendre son ancienne vie comme si de rien n'était. 

    Un sanglot monta dans sa poitrine mais Thien le ravala. Il ferma ses yeux humides et laissa le temps guérir son cœur blessé. 

    … Huit heures précises était l'heure du petit déjeuner pour la famille Sophadissakul. La gouvernante et les servantes avaient mis la table avant que leurs maîtres ne descendent prendre place. L'odeur du riz bouilli incita Tum, Ton et Tam - les fils et la fille de Pimprapha - à courir vers la salle à manger. 

    Lady Lalita fronça les sourcils, surprise de voir un visiteur aussi tôt. 

    — Pourquoi tu es venu si tôt, Pim chérie ? 

    — Mon mari est rentré hier de son voyage d'affaires en Suisse. Alors, j'apporte des souvenirs pour vous, maman et papa, dit-elle en faisant signe aux femmes de chambre de faire attention aux sacs de cadeaux coûteux. 

    — Tu aurais pu venir plus tard. Je ne vais nulle part aujourd'hui. 

    Pimprapha ignora les taquineries de sa mère. En fait, elle avait appris le retour de son petit-frère coquin et elle voulait voir de ses propres yeux quelle épave il était. Toute personne qui entendait parler de ses frasques, fuir la maison pour devenir professeur sur une colline, ne pourrait retenir un rire moqueur. 

    Elle s'éclaircit la gorge avant de demander.

    — Ton cher garçon n'est pas encore levé ?

    — Je n'ai dit à personne de le réveiller. Il doit être vraiment fatigué et je voulais qu'il prenne du repos. 

    — Je vois. Il a dû passer un mauvais quart d'heure là-haut. Pourquoi il s'est comporté comme un enfant gâté, fuyant la maison juste pour choquer ses parents ?

    — Ne le blâme pas comme ça. Je suis contente qu'il soit rentré en un seul morceau. 

    — Tu vois ? Tu le gâtes trop et c'est pour ça qu'il fait des bêtises. 

    Pimprapha ne put retenir son sarcasme. Elle savait qu'il était gâté pour être né à dix années d'intervalles de son frère et de sa sœur aînés, mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver de l'amertume à son égard. Elle roula les yeux jusqu'à ce qu'ils se posent sur une silhouette dans les escaliers derrière sa mère et retint ses mots. 

    Elle ne savait pas ce qu'il avait entendu, mais son frère était sans expression. Il n'avait pas l'air d'avoir des répliques véhémentes dans sa manche, comme d'habitude. 

    — J'ai faim. On peut commencer à manger ? dit-il avec un ton neutre qui rendit sa grande sœur encore plus muette. 

     — Oui, oui on peut, dit Pimprapha et elle tourna les talons, se dirigeant vers le bout de la table. 

    Elle ne prit pas la peine de s'enquérir de son bien-être comme l'auraient fait une sœur et un frère. 

    Le général attendait déjà au bout de la somptueuse table en teck, avec ses trois petits-enfants qui grignotaient du riz bouilli et une omelette à côté de lui. La jeune femme leva les mains pour saluer son père d'un wai avant de s'asseoir sur son siège. Puis elle lança un regard moqueur à son jeune frère. 

    — Tum, ne t'assois pas sur le siège d'un autre. Le propriétaire est rentré, tu vois ?

    Thien regarda son neveu qui le fixait avec de grands yeux brillants alors que la main du garçon qui tenait sa cuillère s'arrêtait en plein vol. 

    — Je peux m'asseoir n'importe où. Ça n'a pas d'importance. Pas la peine de te déplacer, objecta-t-il à sa sœur. 

    Il tira la dernière chaise au bout de la table et s'assit. 

    La servante commença à servir le riz bouilli au plus jeune maître de maison avant qu'il ne s'énerve parce qu'elle était trop lente. Thien jeta un coup d'œil à son père qui était en costume, se demandant s'il devait quitter la maison pour faire quelques courses et soupira. Ils n'avaient pas eu l'occasion de s'asseoir et de parler depuis qu'il était rentré. 

    Il parcourut des yeux les différents plats sur la table, qui avaient tous l'air délicieux. Il choisit le plat le plus proche, une omelette moelleuse et croustillante qui n'était pas huileuse. C'était loin de la version de l'omelette brûlée qu'il avait faite, incapable de contrôler la chaleur d'un poêle à charbon. 

    Juste la première bouchée et ses yeux brûlaient de son goût. Son esprit retourna directement à l'homme qui lui avait appris à cuisiner et qui avait même fini le pire légume sauté qu'il avait fait sans une seule plainte. 

    Thien inspira profondément et jeta le riz bouilli dans sa bouche jusqu'à ce qu'il ait fini la moitié du bol. Lady Lalita observa le comportement inhabituel de son fils, mais il prit la parole avant qu'elle ne puisse lui demander. 

    — Maman… tu peux demander au cuisinier de ne préparer que de la nourriture occidentale pour moi à partir de maintenant ?

    — Pourquoi ? Tu en as marre de la nourriture familiale comme celle-là ? Je suppose que ça ne correspondait pas à ton attitude snob envers les choses les plus fines de la vie ? ricana Pimprapha avec mépris. Alors… tu es de retour parce que tu ne supportais pas la vie dure.

    En entendant la dernière phrase, Thien se leva de son siège jusqu'à ce que la chaise grince bruyamment contre le sol. 

    — Je pourrais y passer le reste de ma vie !

    — Mais je ne te laisserai plus jamais y aller ! le coupa la dame qui se tourna pour gronder sa fille qui avait gâché cette matinée paisible. Pim, arrête de te chamailler ! Ou je ne te laisserai pas avoir le diamant serti pour la réception de la semaine prochaine ! 

    Pimprapha se tut et commença à manger. Lady Lalita se leva et s'approcha de son fils, lui touchant le bras pour le calmer. La détermination dans ses yeux lui fit craindre qu'il ne fasse ce qu'il avait dit. 

    — Assieds-toi, mon chéri. Je vais demander à une servante de te faire griller du pain et de t'apporter de la confiture. Tu devrais aussi avoir du lait et du jus d'orange. 

    Thien céda, ne voulant pas contrarier sa mère. En attendant le pain, il but du lait nature et reçut un regard curieux de sa nièce. 

    Tam pointa son doigt sur sa joue qui portait encore une légère ecchymose violette.

    — … Tu es blessé ?

    Si c'était avant, il aurait dit à sa nièce et son neveu espiègles d'aller voir ailleurs. Mais maintenant, alors qu'il regardait dans les grands yeux clairs, brillants d'innocence, il était résigné. Même s'ils étaient méchants, ce n'étaient que des enfants.

    — Non, je ne le suis pas. C'est presque guéri.

    — Maman dit que Oncle Thien adore se battre. C'est pour ça que tu as toujours des coupures et des bleus. 

    — Tu l'as cru ? 

    L'enfant hocha la tête innocemment. 

    — Je l'ai cru parce que tu nous criais toujours dessus.

    La réponse honnête de sa nièce de six ans le rendit muet de culpabilité.

    — Je ne vous crierai plus dessus. Mais si vous voulez jouer avec mes affaires, vous pouvez demander la permission avant ? 

    — Si on le fait, tu nous laisseras y jouer ?

    — Je le ferai. Mais si vous abîmez mes jouets, il y aura une punition, dit fermement l'oncle.

    Tam fit la moue en entendant la condition puis elle fut distraite par le gâteau que sa grand-mère avait ordonné à une servante d'apporter. Thien en profita pour mettre de la confiture sur son pain. Une fois qu'ils eurent fini de manger, il s'excusa pour aller voir le docteur à l'hôpital comme ils le lui avaient demandé. 

    Une berline européenne quatre portes flambant neuve attendait devant le manoir, en remplacement de la vieille voiture de sport qui avait été vendue lorsqu'il vivait sur la colline. Ils lui avaient dit qu'ils ne voulaient pas qu'il reprenne son passe-temps de course, ce qui lui convenait très bien. Il pensait même que cela lui ferait du bien puisque la Maserati GranTurismo était de toute façon trop difficile à conduire en Thaïlande. 

    Thien prit la clé du chauffeur de la famille et monta dans la voiture. La douceur du coussin et la technologie de pointe de la voiture le firent sourire amèrement. Il ne se sentait pas aussi en sécurité que le siège qu'il avait pris à l'arrière de cette vieille moto avec l'imposant officier comme pilote. 

    Il chassa cette pensée et ajusta le rétroviseur latéral, mit ses lunettes de soleil et appuya sur l'accélérateur pour quitter le manoir.

     

    Cela faisait presque deux semaines qu'il était revenu à Bangkok, mais il avait toujours l'impression que la vie était chaotique. Lady Lalita le supplia en partie et le força à assister à des réceptions avec elle presque tous les jours. Parfois, elle lui demandait d'accompagner les filles de ses amis dans les centres commerciaux ou les cinémas, comme si elle craignait que s'il restait seul à la maison, il ne s'enfuirait à nouveau. 

    Thien laissa échapper un lourd soupir. Il n'était pas contrarié par l'agitation de sa mère. Il était juste fatigué. 

    Heureusement, aujourd'hui, il était seul à venir à l'université pour reprendre ses études et il n'avait pas à tolérer les bavardages des femmes comme ces derniers jours. 

    En fin de matinée, le célèbre campus situé au milieu de la ville était rempli d'étudiants et les routes étaient occupées par des voitures. Il alla déposer sa demande au bâtiment administratif et se rendit au département d'ingénierie pour rencontrer son conseiller. 

    Ses camarades de classe qui étaient maintenant en dernière année repérèrent l'homme qui avait disparu depuis longtemps et affluèrent pour s'enquérir de son bien-être et de la raison pour laquelle il avait disparu pendant un an. 

    Pourtant, ils n'étaient plus aussi proches. Il n'en voulait à personne. Depuis le jour où on lui avait diagnostiqué une myocardite, c'était lui qui leur avait tourné le dos, pensant qu'ils avaient un avenir meilleur devant eux, et avait commencé à traîner avec ses amis riches et crapuleux à la place, détruisant lentement sa propre vie. 

    Sans le “cœur” de Kru Thorfun, il ne serait pas ici. 

    Il toucha sa poitrine gauche en s'éclipsant pour s'asseoir seul et réfléchir à la vie sur une tribune près d'un terrain de basket où les juniors jouaient un match. Étrangement, après qu'il eut déclaré son intention sur Pha Pan Dao, le cœur battant dans sa poitrine sembla se calmer et ne lui fit plus jamais mal. 

    Le jeune homme pencha la tête en arrière pour la poser contre une marche de la tribune, se sentant vidé. Son corps était ici mais son cœur était ailleurs. La question était : comment pouvait-il continuer à vivre ainsi alors qu'à chaque instant son esprit retournait aux souvenirs de ce village ? Thien se referma sur lui-même, son visage était tordu par une myriade d'émotions. 

    Combien de temps devait-il souffrir ?

    C'était pour ça que tu m'avais dit de tout “oublier”, n'est-ce pas ?

    Le téléphone qui sonna le fit sursauter. Il sortit et vit un numéro inconnu sur l'écran, mais décrocha quand même. Le ton bas et sévère à l'autre bout du fil illumina son monde sombre une fois de plus.

    — Bonjour, Thien…

    — Kru Vinai ! Bon… Bonjour !

    — Comment tu vas ? Je voulais t'appeler le premier jour de ton retour mais j’ai pensé que tu serais encore fatigué.

    — Je suis désolé de ne pas vous avoir contacté, bafouilla Thien. J'étais tellement occupé de retour à la maison et maintenant je suis de retour à l'école.

    — Ce n'est pas grave, j'ai compris, dit gentiment le directeur de la Fondation Saengthong. Si tu as du temps libre, pourrais-tu venir me voir pour qu'on puisse parler ?

    — Parler ? 

    Le jeune homme déglutit bruyamment, craignant que certains secrets de son temps d'enseignant volontaire aient été exposés.

    — Oui, je voudrais te parler. Tu ne m'as toujours pas parlé de quelque chose comme tu l'avais promis. 

    Thien prit un moment pour répondre.

    — Très bien, monsieur. Je viendrai vous voir cet après-midi.

     

    La luxueuse berline européenne se dirigea lentement vers un soi étroit et tranquille du district de Thonburi (1). Thien gara sa voiture près d'un vieux mur de briques avec le signe de la fondation sur la clôture. Alors qu'il s'approchait, on pouvait entendre des acclamations d'enfants provenant de l'intérieur de la fondation. 

    Il tendit la main vers la poignée de la porte en acier incurvée, mais celle-ci s'ouvrit immédiatement. L'homme joufflu qui se tenait devant lui était Kru Vinai, toujours vêtu de sa chemise et de son pantalon indigo délavé, comme la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés. 

    — Bienvenu à la maison, Kru Thien. 

    Le mot “Kru” venant de l'autre homme, s'adressant à lui en tant que professeur, décontenança le jeune homme et il secoua la tête. 

    — Ne m'appelez pas comme ça. Je suis loin d'en être un. 

    Le directeur sourit largement, observant les habits et les chaussures que le jeune homme portait, toujours des marques haut de gamme de la tête aux pieds comme avant. Pourtant, quelque chose était différent chez lui.

    — Tu as changé. 

    L'étudiant en ingénierie haussa un sourcil en guise de question silencieuse. Kru Vinai regarda fixement dans ses yeux bruns, disant : 

    — Tes yeux… ils n'ont plus ce feu.

    Les mots traversèrent son cœur comme si l'homme plus âgé avait vu au travers de son esprit. La main qui tenait un sac en plastique contenant des articles de papeterie provenant du magasin de l'université tremblait. 

    — Kru… Je…

    — Ne le dis pas tout de suite. Rentrons à l'intérieur et nous parlerons, dit Kru Vinai en conduisant Thien dans le champ d'herbe où les enfants d'un orphelinat sautaient en l'air avec leurs professeurs. 

    Un pavillon marron se dressait au loin au milieu d'un jardin verdoyant aux grands et hauts arbres. 

    Voir les feuilles danser sous la brise le calma. Thien se laissa tomber sur une chaise dans le pavillon thaïlandais, en face du directeur de la fondation. Ils profitèrent d'un moment de calme pour laisser retomber la tension et commencèrent à parler. 

    — Pour être honnête, je suis surpris que tu aies tenu aussi longtemps sur Pha Pan Dao. Deux mois. 

    Thien lui fit un sourire triste.

    — Je n'ai toujours pas pu terminer le trimestre comme vous l'aviez prédit. 

    — Crois-moi. Si ce dangereux incident n'était pas arrivé, tu aurais réussi. 

    — Cet incident est arrivé à cause de moi. 

    Thien baissa la tête comme s'il était rongé par la culpabilité.

    — J'ai failli faire tuer le fils du chef du village. 

    — Ne pense pas trop aux choses. C'est juste le genre de chose qui nous arrive parfois, consola Kru Vinai, mais cela poussa le plus jeune exploser. 

    — Je suis ici mais mon esprit est là-bas. Les enfants m'ont appris à donner. Les villageois m'ont appris à reconnaître mon estime de soi. Je n'ai passé que peu de temps avec eux mais ils se sont avérés être les meilleures choses qui me soient arrivées. 

    … Eux… et le grand officier lui avaient appris ce qu'était l'amour, où toutes les règles du monde peuvent être brisées. 

    Des larmes coulaient silencieusement sur ses joues, exprimant haut et fort tous les mots qu'il ne pouvait pas dire. Kru Vinai regarda le jeune homme frotter les larmes de ses yeux injectés de sang, se sentant empathique envers le pauvre garçon en tant qu'homme ayant lui-même traversé des périodes difficiles. 

    — Alors… tu as trouvé la réponse que tu cherchais ?

    Thien prit un profonde inspiration plusieurs fois pour se calmer et dit : 

    — Je ne pensais pas que quelqu'un qui n'a toujours apporté que des ennuis à ses parents pouvait faire quelque chose de bien pour les autres. 

    — C'est parce que tu as quelque chose qu'ils n'ont pas.

    Il hocha la tête en signe d'accord.

    — Les villageois ont été si gentils avec un étranger comme moi. J'aurais aimé ne plus avoir à revenir en ville. 

    — Thien, je pense que tu es perdu.

    — Vouloir être là où je suis heureux, c'est mal ? 

    Thien fronça les sourcils.

    — Alors dis-moi pourquoi tu n'essaies pas d'y retourner ? Les méchants ont été arrêtés. Tout est revenu à la normale et devrait l'être pour un moment. Je peux m'arranger pour que tu y ailles. 

    Thien retint ses mots, hésitant, ses yeux brillaient de confusion. Peu importe à quel point il voulait le faire, il ne le pouvait pas. En voyant le visage fatigué de sa mère, il avait réalisé qu'il n'était pas qu'un gamin incapable de survivre sans l'aide de ses parents. Il était toujours à l'école et recevait un soutien financier de leur part. 

    Même s'il le savait depuis le début, il était trop têtu et avait fait ce qu'il avait fait. 

    Thien posa sa main sur son front comme un homme perdu, ne sachant pas quoi faire ni comment lâcher prise.

    — Je ne veux pas que ça devienne un autre souvenir éphémère. 

    — Mais la vie doit continuer, Thien. Ne laisse pas ton attachement détruire ton futur. Tu sais que tu ne peux pas rester un professeur bénévole là-bas toute ta vie. Et ta famille qui attend de voir ta réussite ? Tu vas les laisser derrière toi ?

    Le jeune homme baissa les yeux sans dire un mot. Le directeur de la fondation se leva de son siège et s'assit à côté de lui, parlant d'une voix douce.

    — Laisse-moi te dire quelque chose. Le premier jour où tu es arrivé à Chiang Rai, j'ai reçu un appel de quelqu'un.

    — Mon père, c'est ça ? 

    Le grand sourire sur le visage de Kru Vinai lui donna la réponse.

    — Il demandait des nouvelles de ta visite à la fondation et ce qui t'avait poussé à t'enfuir en laissant juste une lettre derrière toi. Je n'aurais jamais imaginé que les choses iraient aussi loin. Alors je lui ai dit que j'irais te chercher moi-même. Mais ce qu'il m'a dit ce jour-là était “S'il a de bonnes intentions et un bon état d'esprit, je ne l'arrêterai pas. Nous le soutiendrons toujours”.

    L'homme plus âgé tapota l'épaule de Thien comme pour lui apporter un soutien moral. 

    — Donc, le passé qui s'est produit aurait pu être le futur que tu as choisi pour toi-même. Tire le meilleur parti de l'instant présent. 

    Ces simples mots dissipèrent le brouillard qui avait embrouillé son esprit. Les yeux tristes et sans lumières s'illuminèrent à nouveau. Thien leva lentement les mains pour faire un wai au professeur désintéressé et généreux, car il était submergé par la gratitude. Un professeur ne se contentait pas d'enseigner les matières en classe, il lui monterait aussi le chemin de la vie. 

    — Je vous remercie beaucoup. Je veux que ce futur vienne à moi, aussi. 

    Le beau et clair visage était maintenant peint d'un calme comme un homme qui avait grandi mentalement et spirituellement. Il voulait parier contre le temps et voir à quel point leurs sentiments l'un pour l'autre seraient solides. 

    Promets-moi… que tu m'attendras, peu importe le temps que ça prendra. 

     

    C'était comme si une chance venait avec un malheur. Même s'il se remettait bien de l'opération, faire une pause dans ses études au début du premier semestre de sa troisième année n’avait pas laissé d'autre choix à Thien que de recommencer à zéro avec ses juniors. Comme il commençait à en avoir assez d'être traîner ici et là par sa mère, il s'inscrivit à un cours facultatif pendant les vacances d'avril pour obtenir des crédits. 

    Il passa son temps à l'université et à la maison jusqu'à ce que le nouveau semestre commence. C'était un peu étrange de voir ses amis en dernière année alors qu'il était dans les mêmes classes que des jeunes qui avaient l'habitude de le saluer avec un wai

    Thien griffonnait attentivement un cours. Il n'était pas un étudiant exceptionnel ni un rat de bibliothèque mais l'expérience lui avait appris que s’il ne faisait pas de son mieux maintenant, il n'y aurait peut-être pas de lendemain pour arranger les choses. 

    Son junior de code l'invitait à manger avec lui à la cantine pour le déjeuner. Thien disait parfois oui par sens de l'obligation, mais parfois il disait non. Il préférait s'asseoir dans un magasin climatisé en dehors de l'université pour reluquer les filles.

    Finalement, le cours supplémentaire qui avait duré jusqu'à 6 heures du soir se termina. Les étudiants poussèrent un grand cri de joie en remplissant leurs sacs pour se dépêcher de rentrer chez eux. Parmi les jeunes gens en chemises de laboratoire grises se pressaient dans les escaliers comme des fourmis fuyant le nid, l'homme au dernier rang se distingua. 

    L'homme portait une coupe à la mode, avec une coiffure désordonnée. Son visage clair contrastait avec la couleur de la chemise et ses longues jambes étaient couvertes par un jean délavé. Il descendit lentement les escaliers, ayant l'air badass sans chercher à ce que l'homme qui l'attendait lui lance un sifflement taquin.

    Thien plissa les yeux sur l'homme riche à la peau claire qui lui bloquait le passage, laissant échapper un lourd soupir.

    — Je t'ai dit que je n'y allais pas.

    — Ouais, je sais. C'est pourquoi je suis venu te voir ici. Pourquoi le cours était si long ? J'ai une crampe aux jambes. 

    Tul se fit un massage factice des cuisses, en pleurnichant, de peur que son ami ne s'enfuit à nouveau. Il avait pris la peine de conduire depuis l'autre bout de Bangkok et attendu Thien depuis 3 heures de l'après-midi, mais l'autre homme avait mis beaucoup trop de temps à terminer son cours. 

    — Tu perds ton temps. Tu sais que je ne peux plus boire. Pourquoi diable je devrais y aller ?

    Pendant la conversation d'hier soir au téléphone, Tul lui avait dit qu'il y aurait une fête dans un club select dans le quartier de Thong Lor avec leur gang, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps. Il avait dit non, mais ne s'attendait pas à ce que Tul soit aussi persistant. 

    — Alors tu peux boire un putain de soda. Sois juste là, bordel de merde. Ils t'ont traité de poule mouillée. 

    Thien s'arrêta pour réfléchir un moment puis agita dédaigneusement la main.

    — Je les emmerde. Ils n'en avaient rien à foutre quand j'étais en train de crever à l'hôpital. Je n'ai vu aucun d'entre eux. 

    — Ne sois pas mesquin. Tu sais comment ils sont… 

    Tul se rapprocha et chuchota.

    — En fait, j'ai parié avec eux que je te ferais sortir de ta grotte aujourd'hui. Tu peux ne pas m'humilier ?

    — C'est tes affaires, mec ! Pourquoi tu as parié sur moi, putain ?

    Alors qu'il finissait de crier sur son ami, il se recula pour partir. Tul lui attrapa le bras.

    — J'ai misé 100 milles bahts sur toi. Si tu viens avec moi, l'argent est à toi. Tu peux faire ce que tu veux avec. 

    Le bad boy insista sur ces derniers mots. 

    — Ou tu peux en faire don à cette fondation pour les enfants défavorisés. C'est pas une mauvaise idée, n'est-ce pas ?

    Thien leva les yeux et rencontra ceux de son cruel ami, essayant de jauger ses intentions cachés. Il savait bien que 100 mille dollars ne signifiaient rien pour ce gang de riches garçons. Cette somme d'argent sur un pari stupide n'était rien quand leur pari normal était à un demi-million. 

    — Tu m'as donné ta parole. Demain, l'argent doit être sur mon compte.

    Le visage de Tul se fendit d'un large sourire. Il leva la main pour prêter serment. 

    — Parole de scouts, bébé. 

    L'étudiant en ingénierie secoua la tête, sentant qu'il était tombé dans le piège d'un loup. Mais cela n'avait pas d'importance. Il resterait assis là quelques heures, puis partirait. 

    — Je rentre à la maison. Je te vois à 8 heures au lieu de rendez-vous.

    Tul hocha la tête et salua la forme élancée qui s'éloignait, soulagé. Il n'était pas un homme bon, mais voir Thien après son retour de la colline lui donnait la chair de poule. Comment se faisait-il qu'un vaurien se soit transformé en étudiant studieux comme s'il courait après un diplôme avec mention ?

    Ce n'était pas l’ami qu'il avait connu autrefois. 

    Il avait donc concocté un plan pour faire un pari avec les gars afin d'amener Thien au club. Il imaginait même que Thien redeviendrait fabuleux une fois qu'il aurait rencontré son ancienne sexfriend. 

     

    Une célèbre boîte de nuit située dans le quartier huppé de Thong Lor était connue pour sa meilleure musique live et ce soir, elle était remplie d'adolescents et d'employés de bureau qui évacuaient leur frustration et prenaient du bon temps. Il était interdit de fumer, mais l'odeur de nicotine s'infiltrait toujours depuis l'extérieur. 

    Thien salua un serveur qui le salua en retour, reconnaissant l'ancien habitué. Il boucha son nez avec sa main qui le brûlait à cause de la fumée. Depuis qu'il avait abandonné toute drogue, son corps semblait être très sensible aux odeurs toxiques. C'était l'une des raisons pour lesquelles il ne voulait plus traîner dans ce genre d'endroit.

    Les cloisons de verre en cascade du club se reflétaient avec des myriades de lumières dans l'obscurité et il ne lui fallut pas longtemps pour trouver son groupe d'amis. Thien, vêtu d'une chemise sur un t-shirt avec un jean Diesel foncé, se dirigea vers un comptoir VIP près du bar et sur le côté de la scène.

    Tul le repéra en premier et le salua. Le reste de la bande regarda autour d'eux et poussa un grand coup de sifflet.

    — Voilà l'ermite !

    — Viens ici, punk. Tu dois te défoncer avec nous !

    Quelqu'un dans la bande jeta son bras autour de Thien, l'enfermant dans une étreinte intime et le tira pour s'asseoir sur une place vide. Les filles qui étaient là pour les divertir encadrèrent le riche étudiant en ingénierie et Thien lança un regard furieux à l'homme qui l'avait fait venir ici. Puis, son ancienne sexfriend prit son bras et le pressa contre sa poitrine. 

    — Où tu étais, P'Thien ? Tu m'as manqué.

    Thien jeta un coup d'œil au joli visage masqué par le maquillage de la fille qu'il avait fréquentée un temps. Ses yeux descendirent jusqu'à sa poitrine pleine sous une robe moulante et il déglutit bruyamment. Il avait essayé d'être un homme meilleur, mais il était impossible de résister à une force de la nature.

    — Je n'étais pas en grande forme. 

    Le jeune homme essaya de s'éloigner de son toucher mais se heurta au bras d'une autre fille de l'autre côté. 

    — Tu es en bonne forme ici ? 

    La fille nommée Chompoo fit courir sa main vers le bas et toucha doucement son torse sans demander d'abord, en chuchotant dans son oreille. 

    — Cette fille-là veut vérifier. Rentrons ensemble à la maison, P'Thien.

    Le doux murmure rendit son sang chaud alors qu'il se précipitait dans son corps. Thien fronça les sourcils face à ces émotions non désirées et se leva. 

    — Je dois aller pisser. 

    Avant qu'il ne puisse s'éloigner, le gang de course automobile éclata de rire à l'unisson et commença à cracher des insultes. 

    — Quoi ? T'as éjaculé à cause de ce seul contact ?

    — Tu as eu une éjaculation précoce ?

    Thien était engourdi par la colère. Il voulait les gifler pour leurs offenses mais il se retint lorsque les mots de quelqu'un résonnèrent dans sa tête. 

    “Si tu es assez intelligent, tu saurais qu'il y a bien d'autres façons de traiter les gens que d'utiliser la force brute.”

    Ses lèvres s'étirèrent en un rictus malicieux. Frapper ces connards mal embouchés ne ferait que blesser sa main. Il avait arrêté de se faire du mal tout seul, mais peut-être que quelqu'un pourrait le faire pour lui.

    — Ouais, je dois libérer une certaine tension. 

    Tul qui avait ouvert la bouche pour leur dire de se taire fut décontenancé en voyant l'homme grand et maigre s'éloigner. Il avait pensé qu'une bagarre était sur le point d'éclater, mais Thien était étrangement calme, ce qui déclencha l'alarme dans son esprit. Quelqu'un lui tendit un verre de whisky. Il prit le verre et avala l'alcool pour calmer sa confusion. 

    La forme maigre traversa la foule en mouvement sur la piste de danse jusqu'à ce qu'il atteigne sa cible assise à l'autre bout du bar. Il lui lança des regards séduisants comme il avait aimé le faire par le passé avant de se laisser tomber dans un grand siège à côté d'elle. 

    — Tu es ici toute seule ?

    La coquine qui était sexy rejeta ses cheveux bouclés, qui descendaient jusqu'au milieu de son dos, en arrière, exhibant sa beauté au beau jeune homme.

    — Combien de personnes sont ici avec moi ? Tu vois bien que je suis seule. 

    Cette déclaration se traduisait souvent par… elle était prise.

    — Je n'imaginais pas avoir autant de chance. 

    Thien se pencha plus près du visage clair qui commençait à porter une teinte rouge.

    — Tu veux faire quelque chose avec moi ?

    — Qu'as-tu en tête ? répondit-elle d'une voix étouffée, ravie qu'un homme riche et beau l'ait abordée ce soir.

    Le futur ingénieur sourit. Il emprunta un stylo à un barman et griffonna un nom et un numéro sur une serviette en papier. Puis, son regard accrocha un homme grand et costaud qui traversait la foule et venait droit sur eux. 

    — On se voit dehors à minuit. 

    Il coupa court à la conversation et s'éclipsa dans la faible lumière au milieu de la foule. 

    Il n'allait pas aux toilettes comme il l’avait dit mais se dirigea vers l'étage surélevé pour regarder l'étage inférieur, en attendant que la fête commence. Il n'eut pas à attendre longtemps avant qu'un homme musclé qui ressemblait à un lutteur et devait être le petit ami de cette fille sexy ne crie le nom qu'il avait écrit sur la serviette. 

    Bien sûr, ce n'était pas son nom. 

    Le lutteur aboyait le nom à chaque table jusqu'à ce qu'il arrive à la table VIP près de la scène. L’homme ivre qui entendit son nom sur un ton agressif se leva d'un bond, l'air défiant. Ils se lancèrent des insultes pendant un moment jusqu'à ce qu'une bagarre éclate.

    La bande de riches garçons essaya d'arrêter le combat mais ils furent poussés dehors un par un. Thien posa son menton sur ses mains, observant toute la scène tumultueuse en bas avec amusement, satisfait. Il n'était pas devenu un homme meilleur avec une conscience coupable. Il avait juste appris à mieux se venger. 

    Mais ensuite, les choses semblèrent aller trop loin lorsque les amis du jeune homme se joignirent à lui. Ils attrapèrent des bouteilles sur une table voisine et les brisèrent pour fabriquer des armes à partir des verres dentelés. Les noctambules crièrent, effrayés, et le groupe arrêta de jouer et sauta de la scène pour fuir. 

    Les yeux de Thien s'agrandirent. 

    — Putain.

    Il traversa la foule en courant dans les escaliers. L'odeur du sang et les gémissements de douleur le firent se précipiter et arrêter les hommes en train de se battre. Le coude tranchant qui le frappa et l'envoya en arrière fut un signal d'alarme. 

    Quelqu'un devait les arrêter. 

    La police !

    Mais ne serait-il pas trop tard ? Il esquiva les verres cassés et se glissa sur la scène basse, trouvant un bouclier et balayant la sueur de son visage. Que devrais-je faire maintenant ? Il sortit le téléphone de la poche de son jean et appuya sur un bouton avec un doigt tremblant. 

    Il avait téléchargé des applications d'édition audio pour faire des sonneries bizarres. Quand il appuya sur le bouton, “sirène”, une sirène se mit à retentir, mais pas assez fort pour qu'ils l'entendent. Thien regarda à gauche et à droite, voyant le micro sur le sol de la scène, et se lança pour l'attraper et le pousser contre son téléphone.

    Quelqu'un cria “Police !” Les choses s'arrêtèrent pendant un moment, suivies par de fortes malédictions et une scène de chaos éclata alors que les gens s'enfuyaient, ne voulant pas être enfermés. Les hommes qui se battaient se séparèrent et emmenèrent leurs amis blessés, ne voulant pas se faire prendre.

    Thien regarda les ruines qu'il avait causées et sentit un frisson lui parcourir l'échine. Le bar allait lui facturer des indemnités qui pourraient coûter un million. Puis il sursauta lorsque quelqu'un l'attrapa par le cou, par derrière. 

    Tul lui souriait froidement et vicieusement… avec un visage meurtri.

    — Je sais que c'était toi… Il faut qu'on parle ! 

    Il traîna l'homme plus maigre à l'extérieur pendant que Thien se débattait pour se libérer. 

    Le fils d'un magnat des casinos clandestins jeta son plaignant dans son Hummer et ferma la porte pour enfermer Thien. Il se tourna vers le coupable. 

    — Je pensais que tu t'étais laissé intimidé quand tu n'as pas réagi au début. Puis les choses ont explosé !

    — Désolé. Je ne pensais pas que ça irait aussi loin. 

    Thien leva ses paumes pour arrêter son ami de crier. 

    Tul fit claquer sa langue. Il était furieux, mais il ne savait pas ce qu'il pouvait faire d'autre. Puis ses yeux virent deux voitures de police en patrouille qui venaient vers eux, alors il alluma le moteur. 

    — Je te ramène chez toi.

    — Et ma voiture ?

    — Appelle quelqu'un pour la récupérer. Ton “père” est juste là. 

    Il inclina la tête vers la police, mit la vitesse et accéléra pour sortir de la scène de crime le plus rapidement possible. 

    Thien jeta un coup d'œil aux lèvres fendues et ensanglantées de son ami, demandant doucement: 

    — Tu veux t'arrêter dans un hôpital pour te rafistoler ?

    Il s'attira un cri dès qu'il termina sa phrase. 

    — C'est à cause de toi, enfoiré !

    — Très bien, très bien. C'est ma faute ! Tu peux me lancer des insultes tant que tu veux. 

    L'ancien membre du gang de course automobile laissa tomber son dos contre le siège, frustré. Mais Tul éclata de rire.

    — Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? cria Thien.

    — Je suis juste soulagé. Je pensais que tu étais devenu aussi docile qu'un moine. Mais tu es toujours aussi cruel. 

     — C'est un compliment détourné ou quoi ?

    — Mec, je viens de te dire que tu es intelligent. C'est donc un camp de développement cérébral sur la colline que tu as rejoint ?

    La question fit taire le fils d'un ancien général. Si ce capitaine apprenait qu'il avait causé un autre problème et fait blesser des gens une fois de plus… à quel point serait-il déçu ?

    Thien regarda par la fenêtre, contemplant les lumières des boutiques en bord de route criant de modernité, un contraste avec l'image d'un village de l'arrière-pays sans électricité comme Pha Pan Dao. 

    — Tul, je ne vais plus les voir. Si le bar envoie une facture, je paierai. 

    Le silence calme fit que Tul cessa de s'énerver, réalisant la différence chez son ami. Il hocha la tête.

    — C'est bon. C'est moi qui t'ai traîné ici. Je m'en occupe. 

    Une grande main se leva du volant pour taper légèrement sur l'épaule de Thien comme pour le réconforter. 

    — … C'est bien que tu retournes à l'école. C'est bon pour ton avenir. 

     

    Les jours se transformèrent en mois, les mois en année. La vie dans la partie la plus septentrionale de la Thaïlande continuait comme si personne ne pouvait arrêter le temps, tout comme personne ne pouvait garder un bon souvenir tel qu'il était. 

    Depuis la dernière grande répression de la plaque tournante illégale deux ans auparavant, la situation le long des frontières était revenue à la normale, avec quelques rencontres avec des trafiquants de drogue et parfois des terroristes. 

    Trois jours plus tôt, les soldats de la base opérationnelle de Pha Phra Phirun et la police des frontières avaient uni leurs forces pour attaquer des trafiquants d'êtres humains illégaux qui avaient déclenché une fusillade. Avant l'arrestation, de nombreux hommes avaient été blessés, dont le capitaine qui avait dirigé l'opération. 

    L'infirmerie avec le médecin du camp et ses assistants se relayèrent pour soigner les blessures et contrôler les soldats qui avaient bravé la mort lors de la dernière attaque. 

    Phupha leva son t-shirt pour que son meilleur ami médecin puisse nettoyer la plaie de dix points de suture qui courait le long de sa côte. Wasant râla, en travaillant, sur le fait que le patient n'avait pas gardé la plaie sèche. Il avait dit au capitaine de se nettoyer avec un tissu humide, mais à la place, le gars avait pris une douche. Il s'inquiétait que l'homme ne soit atteint de putréfaction et qu'il doive retirer la chair. 

    — Je me sens désolé pour ta copine que tu sois un tel pleurnichard, dit Phupha, irrité.

    — Ma copine est dix fois plus pleurnicheuse que moi !

    — … Alors vous vous méritez tous les deux. Quand aura lieu le mariage, renâcla le jeune capitaine. 

    Le docteur Wasant, portant une paire de gants hygiéniques, mit de la gaze propre sur la plaie de son ami et un sparadrap pour maintenir le tissu en place. Le bandage servait aussi de rempart lorsque l'officier massif se déplaçait.

    — Nos familles ont parlé. Mais je veux d'abord finir les choses ici. Si je peux demander un remplacement pour un ou deux mois, je pourrai peut-être descendre de la colline et me marier. 

    — … Tu ne prends pas de jours de congé pour ta lune de miel ? Tu l'as dit comme si tu allais revenir ici juste après le mariage. 

    — Je ne pense pas que je ferai une lune de miel.

    Ces mots nonchalants donnaient l'impression que le docteur ne prêtait pas vraiment attention aux sentiments et aux besoins de sa future femme. Cela obligea le capitaine à se retourner et à regarder Wasant. 

    — Tu es sûr que tu aimes le docteur Jib ? Pourquoi tu agis comme si tu te mariais par obligation ? Elle t'attend depuis longtemps. 

    Wasant sourit légèrement, sachant que son meilleur ami s'inquiétait pour lui malgré ses paroles tranchantes. 

    — Nous allons bien. Nous nous comprenons. Pour être honnête… je ne veux pas rester trop longtemps à Bangkok parce que je m'inquiète pour toi.

    Le froncement de sourcils du grand officier s'accentua, son visage devenant sombre. Il savait de quoi son ami parlait. Mais c'était il y a longtemps. Peut-être que cet ancien professeur volontaire était déjà sorti avec dix personnes. 

    — Doc, ma blessure va bien, dit-il sombrement. Je suis sérieux.  

    — C'est parce que tu n'as pas regardé dans le miroir. 

    Les yeux connaisseurs, derrière la monture argentée, brillèrent. Même si sa blessure physique était guérie, même si son bras droit cassé était réparé et qu'il pouvait à nouveau manier son arme, Phupha était devenu un zombie dès que personne ne le regardait. Il s'isolait souvent quand il déprimait.

    Phupha était un homme tranquille qui gardait les choses pour lui. Il pouvait dire “je vais bien” mais qui savait à quel point il était brisé à l'intérieur ?

    — Comment tu peux savoir mieux que moi ?

    Le jeune médecin avait envie de rire de cet homme qui montrait pas ouvertement ses sentiments, ses lèvres formant un rictus rusé. 

    — Et si… je tirais quelques ficelles pour que le Docteur Thanakorn travaille ici pendant que je suis en congé marital. 

    Il faisait référence à un jeune médecin militaire qui venait juste d'obtenir un poste au camp de King Mangrai(2) The Great dans la province de Chiang Rai. Alors qu'ils se rendaient à une réunion mensuelle en ville, il avait aperçu de doux sourires lancés vers son ami au visage impassible. 

    — Maigre, teint clair… belle allure. Bien élevé, pas efféminé, exactement ton type. Comme tu as dit que ton cœur était guéri alors tu peux essayer de commencer une nouvelle relation, dit Wasant en convainquant son ami. … Et surtout, il pourrait être celui qui reste toute ta vie.

    En entendant ces mots, le visage sombre et intense se tordit de colère, tout comme le démon que quelqu'un avait peint sur le cerf-volant. 

    — Ne joue pas les entremetteurs. Mon pied pourrait se lever et te pousser en bas de la falaise !

    — Doucement, mec. Je ne souhaite que le meilleur pour toi ! Je pense que Nong Thien t'a oublié depuis longtemps.

    — Il a dit qu'il n'oublierait jamais

    La voix profonde et tremblante résonnait encore dans son esprit comme une malédiction, la malédiction de devoir vivre avec ce souhait inassouvi pour le reste de sa vie. 

    — Tu t'accroches toujours à lui. 

    Un sourire rusé disparut, remplacé par un sourire empathique. Wasant se sentait coupable d'avoir voulu voir quelque chose d'amusant, souhaitant que son ami connaisse l'amour une fois avant de mourir. Il n'avait jamais imaginé que cela se transformerait en une telle tragédie. Le docteur tapa doucement sur l'épaule épaisse de son ami en guise de consolation. 

    — Phu. Il restera hors d'atteinte si tu ne lui tends pas la main. Je peux te donner son adresse. Mais le numéro de téléphone…

    — Ne fais pas ça. 

    Phupha tapa sur la main de son ami. 

    — … C'est là qu'est sa place… là-haut dans le ciel. Tu as raison de vouloir trouver quelqu'un pour rester avec moi jusqu'à mon dernier jour, mais personne ne peut le remplacer dans mon cœur.

    Dès que Wasant se fut remis de sa stupéfaction, il laissa échapper un long gémissement. 

    — J'ai envie de pleurer. J'aurai aimé avoir enregistré ça et l'envoyer à Nong Thien. 

    — Je ne veux plus te parler. J'ai la tête qui tourne ! 

    Le capitaine avait peur de ne pas pouvoir se retenir et de gifler le docteur qui l'importunait. Il se leva d'un bond, avec l'intention de partir, mais l'autre homme cria. 

    — Je vais envoyer une invitation au garçon de tes rêves. Tu vas aller le voir à la réception du mariage ?

    Phupha se retourna et pointa son doigt vers la tête pensante. 

    — Si tu ne restes pas loin de mes affaires, le docteur Jib sera bientôt veuve. 

    — Aie. J'ai tellement peur, capitaine !

    L'officier s'éloigna avant que sa tête n'explose de colère. Wasant avait raison sur un point, cependant, s'il restait trop longtemps à Bangkok, ce serait trop calme ici. Phupha admettait que la façon dont son ami lui collait à la peau lui évitait d'être trop malheureux et morose.

    Il leva les yeux aux ciel en rentrant chez lui, voyant scintiller des milliers et des dizaines de milliers d'étoiles. L'image du garçon de la ville essayant de compter les étoiles apparut dans son esprit et le fit sourire.

    … Tu as trouvé l'étoile qui compléterait ta recherche ? 

    Peut-être pas.

    Parce que si c'était le cas, le souhait qui avait été fait cette nuit-là se serait déjà réalisé…

     

     

    Notes
    (1)L'ancienne capitale de la Thaïlande avant Bangkok, située à l'autre extrémité de la rive du fleuve Chao Phraya. 

    (2) Mangrai, 1238-1311 J.C. aussi connu sous le nom de Mengrai, était le 25ème roi de Ngoenyang (r. 1261-1292) et le premier roi de Lanna (r. 1292-1311). Il a établi une nouvelle ville, Chiang Mai, comme capitale du royaume du Lanna Kingdom (1296-1558).



  • Commentaires

    1
    Mercredi 1er Mars 2023 à 20:37

    C'est dure cette attente... Vivement qu'ils se retrouvent.

    Merci pour la traduction.

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