• Chapitre 9

    Chapitre 9

    Le porridge de Tann ce matin m'avait obligé à lui expliquer comment cuisiner un vrai repas maison. Je lui avais demandé d'acheter quelques ingrédients au supermarché en revenant de l’école. Je préparai un plat simple que je pouvais faire sans son aide. L'homme, qui attendait à la table, regarda avec excitation un bol de soupe claire avec du tofu, des algues et du porc haché, et une assiette de salade de thon que j'avais préparée.

    Tann saisit le bol et avala la soupe. 

    — Oh, Doc... s'il te plaît, épouse-moi.

    Cet homme dépassait toujours les bornes ! 

    — Non. Rends-moi service et trouve-toi une femme qui sait cuisiner.

    — Qui a besoin d'une femme quand je t'ai toi  ?

    Affamé, Tann enfourna une cuillerée de riz dans sa bouche.

    Voilà qu'il me poussait dans mes retranchements. 

    — Tais-toi et mange. Dépêche-toi de finir pour que nous puissions avoir une conversation importante. Je t'ai dit de ne plus dire ce genre de choses, sinon je te ferai savoir ce que je pense. Mets-toi bien ça dans la tête. Tu n'es pas bête, je croyais qu'on en avait déjà parlé.

    Après mon ultime réprimande, je fus presque sûr qu'il avait l'air un peu abattu. 

    — C'est vrai... Désolé.

    Après avoir lavé la vaisselle et l'avoir rangée, nous nous installâmes sur le canapé du salon. Tann était assis, les jambes croisées, et se frottait pensivement le menton après que je lui ai raconté ce qui était arrivé à Fai.

    — Puisque tu es de la région, sais-tu quelque chose sur les gros bonnets  ? demandai-je à Tann.

    — Oui, un peu. Il n'y a qu'une poignée de riches ici qui ont accordé des prêts à la mafia. Pour autant que je sache, Hong, le propriétaire de l'immeuble que je loue actuellement pour mon école, est l'un d'entre eux. Mais c'est un homme honnête. Il ne semble pas qu'il puisse être impliqué avec la mafia. Il y a aussi cet homme qui possède un commerce de voitures d'occasion à Klang Vieng, dans le centre-ville. Je n'ai pas beaucoup de détails sur lui. Et l'autre, c'est ton ami, le procureur Songsak…

    Mon cœur faillit s'arrêter de battre à l'évocation de son nom.

    — Sa famille est riche depuis longtemps. Leur réputation est assez redoutable. J'ai entendu dire que son oncle avait tué quelqu'un. Jusqu'à présent, il n'a pas été inquiété, dit Tann en fronçant les sourcils. Ses relations avec la police l'ont rendu extrêmement puissant.

    — Mais le procureur a déjà été enlevé, m'empressai-je de protester.

    — C'est vrai. Cependant, je pense toujours qu'il y a quelque chose de louche. Nous ne pouvons rien dire tant qu'il n'y a pas de preuve qu'il soit encore en vie ou non. Il pourrait tout aussi bien se cacher et diriger l'opération à distance.

    Je saisis malgré moi le téléphone de Pert dans ma poche. 

    — C'est 'Impossible'.

    — Je n'en sais rien. J’essaie juste de voir les choses sous différents angles. As-tu une feuille de papier ? Je vais le noter.

    Je lui tendis un morceau de papier que j'avais sorti de mon sac. Tann y inscrivit les noms qu'il avait mentionnés.

    — Je vais m'occuper de ça. Tu n'es pas d'ici, tu ne saurais pas t'y retrouver. Je vais parler à Hong, au concessionnaire et au parent éloigné de ton ami. Je trouverai peut-être des indices sur l'identité du chef de ces malfrats. Quant à toi, tu dois essayer de contacter le frère du Dr Fai et lui demander qui est le recouvreur.

     Tann releva les yeux vers moi.

    — Mais tu es sûr que nous sommes sur la bonne voie ?

    Je croisai les bras et fermai les yeux.

    — Je ne sais pas si nous avons pris le bon chemin. Mais au moins, nous avons quelques indices pour savoir par où commencer.

    — Il ne t'est jamais venu à l'esprit qu'il pourrait s'agir d'une sorte de vengeance ?

    Je rouvris les yeux, fronçant les sourcils.

    — Qu'est-ce que tu veux dire ?

    — Je veux dire que tout ceci aurait pu être un plan juste pour te faire du tort, pour réduire ton avenir à néant… dit Tann en tapotant le stylo sur le papier. Ce n'est qu'une idée. Peut-être, peut-être pas. As-tu des ennemis ?

    — ... Non, je n'en ai pas, répondis-je en joignant les mains sur mes genoux, pensif. Pas un ennemi à proprement parler, mais peut-être quelqu'un qui m'en veut...

    — Qui  ? demanda Tann en hochant la tête.

    — Je ne pense pas que ce soit lui. Il pourrait me détester, oui, mais Janejira n'a rien à voir avec ça.

    — Dis-le-moi.

    Je restai silencieux un moment. C'était mon erreur, une erreur due à mon arrogance. 

    — C'est arrivé au moment où je suis venu ici pour travailler pour le gouvernement.



    Deux ans auparavant. 

    Je fus convoqué sur les lieux d'un crime, une maison à colombages de deux étages au milieu d'un jardin de longaniers. Je descendis de la camionnette, suivi d'Anun. C'était le légiste professionnel qui travaillait à l'hôpital depuis que le Dr Apirak avait pris sa retraite. Depuis mon arrivée ici, c'était la troisième fois que moi, le Dr Bunnakit, un médecin légiste dynamique, fraîchement sorti de l'école de médecine, je participais à l'enquête post-mortem sur la scène du crime.

    Le capitaine Tu se dirigea vers moi avec un large sourire. 

    — Bonjour, Dr Bunnakit.

    — Quelle matinée rafraîchissante, capitaine, dis-je en balayant du regard le jardin de Longan.

    — Directement sur le front, au lever du soleil, dit le capitaine Tu en fronçant les sourcils. Pensez-y comme à un rite d'initiation.

    — C'est mieux que la salle d'entraînement, si vous voulez mon avis ; personne ne me force à chanter tout le temps ici, dis-je en riant.

    — Heh-heh, je vous aime bien, mon gars.

    Le capitaine Tu me conduisit vers la maison. 

    — La personne décédée est Wandee Auykham. 54 ans. Le corps a été découvert à 8h15. Les voisins ont entendu un coup de feu. Lorsqu'ils l'ont rejointe, elle gisait dans une mare de sang. Un pistolet dans la main droite. Son fils a affirmé qu'elle était droitière.

    — L'arme est-elle toujours sur les lieux  ? demandai-je en me tournant vers lui.

    — Oui. Voulez-vous que l'enquêteur de la scène de crime l'enlève ? Nous en avons fini avec les photos. Je peux m'en occuper, me proposa le capitaine Tu, comme s'il pouvait lire dans mes pensées. 

    Je craignais juste qu'un coup de feu ne se déclenche. Rien de plus.

    — Je vais juste jeter un coup d'œil, et la police scientifique peut ranger l'arme ?

    J'entrai dans la maison. La première chose que je vis fut le corps d'une femme d'âge moyen allongé sur le dos à même le sol, une mare de sang auréolant sa tête. Sur le mur derrière le corps, de grandes taches de sang descendaient sous l'effet de la gravité. Dans la main droite du cadavre se trouvait un revolver.

    — Je vais demander aux experts de ranger l'arme pour que vous puissiez travailler sur le corps. 

    Le capitaine Tu alla parler à l'agent dont la tête oscillait de haut en bas à proximité.

    Cause du décès : une blessure par balle. Mais de quelle manière sa mort est-elle survenue ?

    En apparence, il s'agissait d'un suicide. Après avoir éloigné le revolver, Anun et moi enfilâmes des gants et nous approchâmes du corps pour l'examiner. Après l'examen externe, je passai à l'estimation de l'heure de la mort.

    Je tentai de faire bouger l'articulation interphalangienne du corps. 

    — Très réactif, elle n'est pas morte depuis plus de deux heures. 

    Je m'approchai pour regarder la blessure par balle sur sa tête. Elle avait été causée par une munition d'arme de poing. Le point d'entrée de la blessure se situait sur la tempe droite et la forme était symétriquement ovale. De forme irrégulière, la blessure de sortie se trouvait sur la tempe gauche, avec un peu de cerveau coincé à la sortie. Je vis un cercle gris autour de la blessure, ce qui indiquait que la distance de tir ne devait pas être supérieure à 15 cm.

    Tous les schémas correspondaient. Il ne restait plus qu'à effectuer le test de dépistage de poudre sur sa main pour vérifier qu'elle avait bien appuyé sur la détente. 

    — La personne décédée a-t-elle eu des problèmes ces derniers temps ? demandai-je au capitaine Tu.

    — Son fils a dit qu'elle avait un problème de dettes. Et dernièrement, le prix du longane a également baissé.

    Je me levai.

    — Alors, j'ai besoin que vous envoyiez le corps à l'hôpital pour un examen plus approfondi... 

    Je me tournai vers le capitaine Tu et lui souris avec assurance. 

    — Mais je suis presque sûr qu'il s'agit d'un suicide. C'est à peu près tout. Tout se tient et le mobile est clair.

    C'est alors que je perçus du vacarme venant de l'extérieur. Tout le monde dans la maison se tourna en même temps vers l'endroit d'où venait le bruit.

    —  Oh !!! Kham !!! cria un homme. Kham va sauter dans le puits ! À l'aide !!!

    —  Mais qu'est-ce qui se passe !?

    Le capitaine Tu bondit à l'extérieur. Anun et moi enlevâmes nos gants et le suivîmes.

    Kham ou Kham Auykham, le mari de Wandee, essayait de se noyer dans le puits artésien1 derrière sa maison pendant que je pratiquais l'autopsie de Wandee. L'homme qui avait appelé Kham était un villageois qui l'avait croisé. Il avait vu Kham s'accrocher par les doigts au rebord de la fenêtre à l'extérieur de sa propre maison, comme s'il écoutait aux portes, et il s'était soudain précipité vers le puits. Tout le monde réussit à le sauver juste à temps.

    — Boo-hoo. C'est ma faute. Elle s'est tuée à cause de moi. À cause de moi.

    Kham resta assis par terre, pleurant pitoyablement. D'après l'interrogatoire, Kham et Wandee avaient eu une grosse altercation la nuit précédente. Kham était parti dormir ailleurs. À son retour, il avait constaté que sa maison était encerclée par des badauds et par la police. Il s'était alors faufilé vers la fenêtre arrière et avait vu le corps de sa femme. L'homme avait également entendu ce que j'avais dit à propos du suicide de Wandee.

    Cette nuit-là, Kham fut retrouvé mort, pendu à un longanier dans le jardin. Plus tard dans la journée, un homme se rendit à la police et avoua avoir tiré sur Wandee et lui avoir mis le revolver dans la main. Les mains de l'homme furent testées positives aux résidus de poudre. C'était lui qui avait appuyé sur la détente.

    Le fils de Kham était en deuil et gardait rancune de la mort de son père, qui n'était pas censée se produire. Il avait envoyé une lettre dans laquelle il me menaçait de me tuer parce que je n'avais pas déterminé avec exactitude la manière dont le décès s'était produit. Mais il ne s'était rien passé par la suite. Je n'entendis plus parler du fils de Kham, et l'homme qui avait assassiné Wandee fut traduit en justice.



    — Tu te souviens du nom de son fils ? 

    Tann nota sur le papier les détails que je lui avais donnés.

    — Il s'appelle Kopku Auykham, soupirai-je. Oh, je me souviens bien de son nom, il m'a fait une peur bleue à l'époque.

    Tann acquiesca.

    — D'accord, je vais demander où se trouve Kopku et ce qu'il fait... Y a-t-il quelqu'un d'autre ? Quelqu'un qui aurait pu te vouer une rancune similaire ?

    Je restai immobile. Quelqu'un qui m'en voulait ? Quelqu'un qui me méprisait au point de vouloir contrôler mon destin, d'envisager de mettre en scène un meurtre pour m'impliquer dans ce merdier et me terroriser de toutes les manières imaginables.

    Soudain, sans raison, un nom apparut dans mon esprit.

    Tarr.

    Je jetai un coup d'œil à Tann, qui me fixait avec impatience.

    — Tu crois que l'amour peut pousser quelqu'un à haïr celui qu'il aime et à revenir pour se venger, même si c'était il y a longtemps ?

    Les sourcils de Tann se relevèrent jusqu'à rejoindre la racine de ses cheveux.

    — Pourquoi en vouloir à une personne que l'on aime ? À moins, bien sûr, d’avoir été trahie. Ou d’avoir été larguée de la manière la plus cruelle qui soit. D'ailleurs, cette femme doit aussi être une psychopathe si elle veut garder rancune à ce point.

    — Cela peut sembler très improbable, mais si tu veux avoir une vue d'ensemble de qui pourrait être le suspect potentiel, dis-je avant de faire une pause pour me ressaisir. Je suis sorti une fois avec un type...


    Notes

    1-Puits artésien : puits dont l'eau s'écoule sous pression naturelle sans pompage.



  • Commentaires

    2
    Jeudi 6 Juillet 2023 à 19:52

    Hum... le rythme est plus lent que dans le drama, non ?

    Merci pour la traduction !

    1
    Jeudi 6 Juillet 2023 à 14:15

    Merci pour ce chapitre

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