• Chapitre 27

    Chapitre 27

    Six mois plus tard.

    Le corps qui se trouvait devant moi était le cadavre d'un jeune homme de 19 ans, d'après sa carte d'identité. Son corps avait été retrouvé près d'une rivière, à proximité d'un embarcadère de transport public. Je fixais le corps gris et sans vie devant moi, tandis que trois de mes étudiants en cinquième année de médecine se tenaient plus loin, la peur hésitante se dessinant sur leurs traits. J'ajustai mes gants blancs en caoutchouc et me tournai vers mes étudiants, qui étaient toutes des filles.

    — Les filles, comment pouvez-vous le voir si vous êtes si loin ? Rapprochez-vous, ordonnai-je au trio. 

    Boze, un résident de deuxième année en pathologie, qui se tenait à côté de moi, laissa échapper un petit rire.

    — C'est leur première fois, professeur ?

    — Oui, c'est le premier jour de leur rotation et ils ont un cadavre ce matin. Ce groupe a de la chance. Le dernier groupe a reçu des cadavres desséchés, dis-je en faisant un geste vers le cadavre. Qu'en penses-tu, Boze ? Dis-moi, s'il te plaît.

    — Bien sûr..., dit le résident en se penchant sur le cadavre, un air pensif. La peau est détrempée, grise, froide et ridée. Il y a des traces de mousse blanche aux coins de sa bouche, ce qui devrait être le résultat d'une asphyxie. En somme, sa mort devrait résulter d'une noyade.

    — Mais comment savoir si cette personne est morte avant ou après avoir été jetée dans la rivière ? Ou qu'elle est morte par noyade ?

    — Euh... nous ne pouvons pas en être sûrs pour le moment. Mais le fait de trouver dans ses mains des pierres et des débris provenant de l'endroit où il s'est noyé pourrait nous aider. Cela signifierait qu'il était encore en vie lorsqu'il s'est noyé... Cependant, dans ce cas, nous n'avons rien trouvé dans ses mains.

    — C'est difficile à dénicher. Mais cela nous aide si jamais nous en trouvons. Quoi d'autre ?

     Etais-je trop dur avec mon élève ? Mais je devais faire mon devoir de professeur. Je me considérais comme l'un des professeurs de médecine les moins stricts.

    — Nous devons l'ouvrir. S'il était encore en vie lorsqu'il s'est noyé, nous pourrions trouver de la terre et de la boue dans ses voies respiratoires inférieures, ce qui se produit s'il les a inhalées dans l'eau, ou nous pourrions trouver de l'eau provenant de l'endroit où il s'est noyé dans son estomac, dit Boze en me regardant d'un air crispé, comme s'il craignait de dire quelque chose de faux.

    — Je suis d'accord avec toi. Nous l'ouvrirons cet après-midi. Il y a beaucoup de choses que tu dois apprendre, et nous les apprendrons ensemble pendant la dissection. 

    J'enlevai mes gants et reculai pour laisser à Boze le temps de prendre des photos du cadavre. Quand je fus sûr d'avoir obtenu les photos dont j'avais besoin, je me retournai pour sourire au trio.

    Les filles étaient vêtues d'uniformes et de pantalons d'université, des tenues que j'autorisais car certaines activités nécessitaient de la souplesse ; porter des jupes ne permettait pas une telle efficacité. 

    — Si vous avez besoin de photos pour la conférence de cas, vous pouvez les obtenir auprès de Boze. Il n'est pas nécessaire de prendre les photos vous-même.

    — Merci, professeur, répondit d'un air enthousiaste la jeune femme, qui portait des lunettes. 

    — Discutons de cette étude de cas lorsque nous retournerons à la faculté. Vous avez un cours avec le professeur Vutt dans l'après-midi, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas prendre les photos le soir ? Hé Boze, viens apprendre aux filles ce qu'est la noyade. 

    Sur ce, je m'éclipsai de mon cours pour aller parler à la police, laissant Boze continuer le cours pour les étudiants en médecine.

    Mon rôle en tant que médecin légiste avait énormément changé depuis que je m'étais installé ici. J'étais passé du statut de pathologiste ordinaire, qui travaillait au jour le jour et donnait des conférences occasionnelles aux stagiaires, à celui de professeur de médecine à plein temps. J'étais retourné enseigner à l'université où j'avais obtenu mon diplôme et, malgré le luxe d'être dans un environnement familier, j'avais dû travailler dur pour m'adapter à ce nouveau rôle. J'avais plus de responsabilités, des cas plus difficiles à traiter, la pression des professeurs seniors. Je n'étais plus le seul pathologiste de la province. Je n'étais plus qu'un tout jeune professeur sans grande expérience, qui enseignait ici depuis quelques mois seulement.

    Je passai tout l'après-midi à enseigner aux internes la dissection anatomique du noyé et d'un patient décédé à l'hôpital. Je quittai la salle d'autopsie froide et poussiéreuse avec lassitude. Je ne pus que pousser un soupir en regardant la lumière brûlante du soleil à l'extérieur. Pourquoi faisait-il si chaud ici, à Bangkok ? La température entre l'intérieur et l'extérieur était totalement différente.

    — Bunn... 

    En entendant quelqu'un m'appeler, l'air agacé de mon visage se transforma en un faux sourire. C'était le Dr Vutt, un pathologiste chevronné. L'homme se dirigeait vers moi. Il avait l'air surpris, comme si c'était une pure coïncidence qu'il me rencontre ici. 

    — Vous venez de terminer ?

    — Oui, répondis-je en regardant l'homme qui se tenait devant moi. 

    Vutt était grand et mince. Son visage, comme d'autres membres du département et moi-même le disions, ressemblait à 'un chiot mignon'. Il semblait gentil et mature, ce qui convenait à un homme qui allait avoir trente-cinq ans. De plus, il était le camarade de classe de mon frère à l'école de médecine, ce qui lui donnait le privilège de savoir ce qui se passait dans ma vie. 

    — Et vous aussi ? Pourquoi votre cours a duré si longtemps ?

    — J'étais coincé au tribunal. J'avais presque une heure de retard pour mon cours.

    —  D'accord, dis-je en hochant la tête pour acquiescer. Eh bien... si vous voulez bien m'excuser.

    — Euh Bunn, attendez, lança Vutt avant que je ne puisse me retourner et m'éloigner. Êtes-vous libre ce soir ?

    Nous y voilà encore... Le faux sourire subsistait sur mon visage. 

    — Je mentirais si je disais que je suis occupé.

    Vutt resta silencieux un moment, le temps de saisir le sens de mes paroles, avant qu'un sourire ne s'échappe de ses lèvres. 

    — Cela signifie que vous êtes libre, alors ? Eh bien, il y a un nouveau restaurant japonais près de chez moi. La décoration intérieure est magnifique, et ils offrent une réduction sur le menu spécial pour deux clients qui y vont ensemble. Des sushis à l'anguille ou quelque chose comme ça. Si vous êtes libre, voulez-vous vous joindre à moi ?

    Cela faisait deux mois qu'il s'investissait dans ce projet. Je n'en avais jamais parlé directement avec lui, mais Boon m'avait dit que Vutt avait le béguin pour moi. J'avais toujours essayé de l'éviter, pensant que si je ne faisais pas attention à lui, il arrêterait probablement de m'embêter. Cependant, même si cela faisait un certain temps maintenant, Vutt me poursuivait toujours sans relâche. Je pensais qu'il était temps que nous parlions. 

    — Oui, bien sûr.

    Vutt semblait sur le point d'exploser de bonheur.

    Vutt et moi entrâmes dans un beau restaurant, décoré dans le style japonais. Les lumières orangées, les peintures, les cloisons en bambou et la mélodie japonaise mêlée à une sorte de parfum nous ouvrirent l'appétit. Vutt me fit signe de m'asseoir dans un coin du restaurant. Je pris le menu des mains de la serveuse et grimaçai en le regardant.

    — Ça va coûter une fortune.

    Je cherchai le plat le moins cher qui pourrait remplir mon estomac. En fait, je n'étais pas difficile, et les restaurants de bord de route ne me dérangeaient pas. Je ne serais pas facilement séduit par quelqu'un juste parce qu'il m'emmenait dans un restaurant chic ; Vutt n'était probablement pas au courant de ce fait.

    Seule une poignée de personnes le savait. L'une d'entre elles était ‘lui’.

    Riz gluant, couennes de porc, pâte de chili, saucisses thaïes épicées, les plats standards qu'il achetait au marché rustique étaient les repas les plus délicieux que j'aie jamais mangés.

    Mon Dieu, tu me manques tellement.

    — Nous allons prendre un ensemble de sushis spéciaux.

    La voix de Vutt me tira de ma rêverie. Je regardai à nouveau le menu. Le plat qu'il avait commandé, bien qu'à prix réduit, était encore trop cher. 

    — Vous voulez autre chose ? Prenez ce que vous voulez. Le dîner est pour moi.

    — Woah, attendez, vous allez payer pour moi ? On pourrait partager, m'empressai-je de protester.

    — Non, non, j'ai pris votre temps précieux. C'est moi qui paie.

    Vutt sourit largement. 

    — Si vous ne comptez pas en commander plus, je le ferai pour vous. Nous prendrons une autre portion de celui-ci, dit-il en se tournant vers la serveuse et en lui indiquant quelque chose sur le menu. 

    Je poussai un soupir. Fais ce que tu veux.

    J'attendis que la serveuse s'en aille avec le menu pour aller droit au but. 

    — Vutt, qu'est-ce que vous ressentez pour moi ?

    Une expression de choc apparut sur le visage de Vutt. 

    — Qu'est-ce que vous voulez dire ?

    — Vous m'aimez bien, n'est-ce pas ? demandai-je franchement. Boon me l'a dit.

    — Euh… répondit Vutt en se grattant la tête. Eh bien... oui, comme je l'ai dit, je vous apprécie depuis que vous avez commencé à travailler ici. Et vous êtes aussi le frère de mon ami. Au début, je n'étais pas sûr que vous soyez gay, alors j'ai décidé de demander à Boonlert.

    — Qu'est-ce qu'il a dit ?

    — Il a dit que vous sortiez avec des hommes et des femmes, mais que vous sembliez aimer plus particulièrement les hommes, dit Vutt en tripotant son verre d'eau comme s'il essayait d'être moins nerveux. Et il m'a dit que vous n'aviez pas de petit ami, alors si ça m'intéressait, je pourrais essayer de vous inviter à un rendez-vous.

    On aurait dit que Boon essayait de nous réunir tous les deux. Je donnerai ma vision des choses à Quatre-Yeux plus tard. 

    — Euh…

    Ce fut ma seule réponse.

    — Maintenant que vous en parlez, je peux vous poser la question moi-même, dit Vutt en prenant une grande inspiration. Il est probablement trop tôt pour cela, mais... Avez-vous quelqu'un que vous aimez ? Si vous n'avez personne en vue, je peux vous demander de sortir avec moi ?

    Je regardai l'autre homme froidement avant de regarder à travers la paroi de verre la lumière du soleil qui faiblissait. 

    — J'attends quelqu'un.

    Le visage de Vut se décomposa visiblement. 

    — C'est vrai ?

    — Oui.

    Je regardais les gens qui passaient dehors. 

    — Depuis notre dernière rencontre, nous nous parlons de moins en moins. Cela fait plus d'un mois que je ne l'ai pas eu au téléphone.

    Une fois le sujet abordé, j'eus envie de tout déballer. 

    — Sa vie en ce moment est un véritable calvaire, trop pour qu'il me consacre toute son attention.

    Depuis ma dernière convocation devant le tribunal en tant que témoin, Tann et moi nous parlions de moins en moins. Les dernières nouvelles que j'avais reçues étaient que l'état de sa mère s'aggravait. L'hôpital devait lui insérer un tube respiratoire dans la gorge et la placer en soins intensifs. J'avais appelé Tann une fois, et nous avions parlé brièvement avant qu’il ne raccroche parce qu'il devait s'occuper de sa mère. Je n'oserais donc pas le rappeler s'il n'y avait pas d'urgence.

    Je savais que cela arriverait. Alors que Tann devait être jugé, qu'il était au chômage, qu'il était considéré comme le fils d'une mafia impitoyable et que sa mère était tombée gravement malade, si nous étions ensemble maintenant, nous nous disputerions beaucoup, c'est certain.

    — Mais vous voulez toujours l'attendre ? Attendre pour toujours.  Vous n'en avez pas assez  ? tenta Vutt.

    — Non, mais laissez-moi le temps de le laisser partir. Si je suis prêt à laisser partir l'homme que j'ai attendu, je vous le ferai savoir. 

    Je me retournai vers Vutt et lui adressai un léger sourire avant de dire : 

    — Mais bon sang, vous risquez d'attendre longtemps.

    Vutt expira entre ses dents, comme s'il avait été brûlé. 

    — Boonlert m'a mis en garde contre vous, disant que vous êtes un homme compliqué. Je l'ai vu à votre tempérament et à vos récents travaux. Je n'aurais jamais pensé le voir de mes propres yeux.

    — C'est sans doute pour cela que je me fais toujours larguer.

    La première série de sushis était arrivée. Je tendis la baguette pour prendre les sushis dans mon assiette. 

    — Je suis vraiment désolé. Vous êtes si gentil de m'emmener dans ce restaurant chic.

    — Non, ce n'est pas grave. Je suis content que vous ayez été clair, soupira le professeur de médecine. Si Boonlert m'avait dit que vous aimiez déjà quelqu'un d'autre, je serais resté à l'écart. Mais ce type n'a rien dit.

    — On ira lui botter le cul une fois qu'on aura fini de manger ça.

    Vutt et moi éclatâmes de rire en même temps. J'étais content qu'il ait l'air de bien me comprendre, car je n'aurais plus à me sentir mal à l'aise quand je travaillerais avec lui.

    Le portail ne tarda pas à s'ouvrir après que j'eus sonné à la porte. Aussitôt, une petite silhouette se précipita sur moi pour attraper ma jambe - c'était une petite fille. Elle portait une robe rose et ses cheveux ondulés étaient attachés en nattes. Sa petite voix retentit avec excitation. 

    — Mon oncle !!!

    — Tu as salué ton oncle comme il se doit, ma chérie ? dit May, ma belle-sœur, d'une voix douce. 

    Je levai les yeux vers elle et lui souris. Elle s'appelait May et était un très beau médecin aux longs cheveux lisses. Mon frère avait dû guerroyer contre des dizaines d'hommes pour obtenir sa main. Actuellement, elle était professeur de médecine au département de psychiatrie de l'une des prestigieuses écoles de médecine.

    Baitoei sembla se souvenir de ce qu'elle devait faire. Elle recula, joignit les paumes de ses mains et s'inclina légèrement. 

    — Bonjour, mon oncle.

    — La prochaine fois, respecte ton oncle avant de le serrer dans tes bras. C'est compris ?

    — Oui, maman, répondit Baitoei d'un ton chantant avant de vite revenir serrer ma jambe très fort. 

    Je ris d'une manière décontractée. Ma fatigue s'était évaporée grâce à cette petite fille. Je lui frottai la tête avec amusement. Elle tenait sûrement ses cheveux ondulés de son père.

    — Tu t'es très bien débrouillée, Baitoei. J'ai une friandise pour toi.

    Baitoei leva la tête pour me regarder, ses yeux s'illuminèrent comme prévu. 

    — Des macarons. 

    — Ce sont des macarons, ma belle, dis-je en soulevant un sac contenant une boîte de macarons colorés. Si tu veux en manger, va te laver les mains.

    — Yeah ! cria Baitoei en courant autour de la maison. 

    May me regarda en souriant et secoua la tête.

    — Baitoei s'est déjà brossé les dents.

    — Je ne vois pas pourquoi elle ne pourrait pas se les brosser à nouveau, dis-je en jetant un coup d'œil à l'intérieur de la maison, qui était éclairée par les lumières. Que fait Boon ?

    — Je suppose qu'il est mort de froid là-haut. Viens, allons à l'intérieur.

     May se retourna et me conduisit dans une maison moderne à deux étages. Boon avait acheté cette maison dans un lotissement pour sa famille. Elle n'était pas très éloignée de la maison de nos parents, ce qui permettait à Boon de s'occuper facilement d'eux. Je logeais dans une résidence réservée aux professeurs de la faculté et je venais de temps en temps chez mes parents.

    En entrant dans le salon, je vis des papiers de journaux de recherche, imprimés à partir d'Internet, éparpillés sur un canapé et sur une table basse. Un manuel de psychiatrie avait été ouvert.

    — Tu travailles sur de nouvelles recherches ? 

    — Je suis désolée, c'est le bazar.

    May se pencha pour enlever les papiers du canapé et m'offrir un siège. Je posai le sac de macarons sur la table et me précipitai pour l'aider. 

    — Ce ne sont pas des recherches. J'étudie le cas d'un de mes étudiants en médecine qui semble avoir été victime d'une sorte d'hallucination. Il est à l'hôpital en ce moment même. C'est un cas fascinant, difficile à traiter. J'essaie de trouver de nouvelles approches psychothérapeutiques efficaces.

    — Oh, d'accord. Ne lâche rien, May, l’encourageai-je en regardant la pile de papiers remplis de savoir, qui n'était pas du tout lié à mon expertise. J'admire beaucoup les gens qui travaillent dans le domaine de la psychiatrie. Je ne pourrais pas tenir une conversation aussi longtemps.

    — Alors tu as choisi de te débarrasser de la conversation pour de bon  ?

    May me taquina avec un sourire et je me mis à rire, laissant entendre mon approbation. Soudain, les yeux de May se portèrent sur les escaliers. Je la suivis du regard. 

    — Oh, le voilà ! Notre zombie maison. Ton frère est venu te voir.

    —  Uh-huh, il me l'a dit au téléphone, dit Boon en laissant échapper un bâillement. 

    Il portait un t-shirt et un caleçon. Il n'avait plus rien à voir avec un professeur adjoint. Il savait probablement que l'invité était son propre frère. C'était pourquoi il s'était permis de s'habiller comme un clochard. Je me rapprochai de lui, lui pris le bras et l'entraînai dans la cuisine, juste devant la petite Baitoei, qui sautillait en direction du sac de macarons. Boon me regarda nerveusement.

    — Qu'est-ce qui se passe, Bunn ?

    — Pourquoi as-tu dit à Vutt que j'étais toujours célibataire ? murmurai-je d'une voix ferme.

    — Mon ami me l'a demandé. Je lui ai dit la vérité. Qu'est-ce qu'il y a de mal à ça  ? demanda Boon avec un sourire et en me regardant avec intérêt. Qu'est-ce qui s'est passé ?

    — Il m'a invité à dîner, voilà pourquoi. Une centaine de fois. Il n'arrêtait pas de le faire. Alors, j'y suis allé avec lui aujourd'hui pour en parler, dis-je en pointant un doigt accusateur sur Boon. Et toi, ne te mêle plus de mes affaires personnelles à partir de maintenant.

    — Oui, oui, je suis désolé. J'ai vu que tu étais seul, alors j'ai essayé de te trouver un ami, dit Boon avant de s'arrêter. Tu n'as pas l'air d'aller bien.

    — Je n'ai pas l'air d'aller bien ? Je vais très bien, dis-je avant de prendre une grande inspiration. C'est tout ce que je voulais dire. Reste en dehors de ça. Je peux gérer ma propre vie.

    Je m'apprêtais à retourner jouer avec ma nièce, mais Boon m'interrompit. 

    — Tann ne t'a pas appelé du tout ?

    Je m'arrêtai et regardai le sol. 

    — Oui... ça fait un moment qu'on ne s'est pas parlé.

    — Alors, et maintenant ? Tu ne vas pas te donner une chance de rencontrer quelqu'un d'autre ?

    Je me tournai vers Boon, qui se tenait debout, les bras sur la poitrine, et qui me regardait. 

    — Si tu n'arrêtes pas, je ne te parlerai plus.

    — Tu me menaces toujours comme ça, dit Boon en haussant les épaules. D'accord, d'accord, plus de questions. Mais si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n'as qu'à me le demander.

    — Hum, me rappellai-je alors de quelque chose. Et mon billet d'avion ? Tu en as trouvé un pas trop cher ?

    — Il y en a beaucoup en fait. Mais je pense qu'il vaut mieux tenir compte de la qualité des compagnies aériennes. Le prix ne doit pas nécessairement être très bas. Un vol vers les États-Unis dure plus de 20 heures. Tu ne seras pas content si tu voles avec une compagnie minable.

    Boon resta silencieux pendant un moment et soupira. 

    — Tu es revenu il y a moins d'un an et tu me quittes à nouveau ?

    — C'est différent. Cette fois-ci, je vais étudier afin de revenir pour payer ma bourse d'études ici. Au fait, n'oublie pas de m'envoyer le lien pour un billet bon marché.

    Sur ce, je me rapprochai de Baitoei, qui était assise sur le canapé et grignotait joyeusement un macaron rose. Je m'assis à côté de ma nièce, levant les mains pour jouer avec ses cheveux. La joie de la paternité doit être quelque chose de très beau. Je me souvins du jour où Boon m'avait envoyé la photo de sa petite fille nouvellement née et m'avait ensuite appelé au téléphone pour se vanter sans cesse de la beauté de sa fille. Je devinais que je n'aurais pas ce genre d'occasion à moins de trouver une femme pour concevoir mon bébé.

    Cependant, ce ne serait pas juste pour la femme dans cette relation. Prae, mon ex-petite amie, m'avait dit un jour qu'elle voulait être la dernière fille trompée par moi. Après cet incident, j'avais pris la décision de ne plus agir de la sorte. Je ne sortirais plus jamais avec une femme pour me couvrir. J'accepterais mon orientation et continuerai ma vie.

    — Mon oncle, merci.

    La voix joyeuse de Baitoei me ramena à la réalité. Ma nièce se retourna et me serra fort dans ses bras. 

    — S'il te plaît, viens me voir plus souvent.

    — Bien sûr. N'oublie pas non plus de te brosser les dents après les bonbons.

    Je me penchai pour lui donner un gros baiser sur la joue et me levai. Puisque je ne pourrais pas avoir d'enfant, j'aimerais Baitoei comme ma fille. Nous partagions le même sang, après tout.

    — Je ferais mieux de rentrer chez moi. À plus tard, ma petite citrouille.

    Après avoir dit au revoir à Boon et May, je repris la route vers ma petite résidence. Il me fallut plus de quarante-cinq minutes pour arriver à la maison. Je me laissai tomber sur le lit et sortis mon téléphone portable. J'avais reçu des notifications Line du groupe de discussion des professeurs de pathologie médico-légale, m'avertissant d'une réunion qui aurait lieu le lendemain, un message de Vutt, me tenant au courant de ce qui s'était passé, un message de mon frère, envoyant un lien pour acheter un billet d'avion, un message de mon étudiant qui voulait me montrer son exposé. Mais je n'avais rien reçu de l'homme à qui j'avais le plus envie de parler. J'ouvris notre dernière conversation qui remontait à la semaine dernière. Je tapai un message : "Comment vas-tu ?" et j'appuyai sur "Envoyer". Quand il n'était pas occupé, il me répondait. J'éteignis l'écran, posai le téléphone à côté de moi et fermai les yeux.

    Je n'avais jamais ressenti cela avec quelqu'un auparavant. Le creux à l'intérieur de ma poitrine devait être ce qu'on appelle la ‘solitude’.

    Je tendis la pile de documents à l'homme d'âge moyen qui se trouvait en face de moi. Il la prit avec attention. 

    — Ok. Ils ont accepté votre candidature et vous ont envoyé le programme des cours. Avez-vous déjà réservé un billet ?

    — J'ai acheté mon billet hier soir, professeur, répondis-je en regardant les documents que le professeur Yongyuth tenait dans ses mains. J'ai pris rendez-vous pour mon visa lundi. J'ai rédigé une lettre de demande de congé. Pourriez-vous la signer pour moi ?

    — Très bien, dit le professeur Yongyuth, directeur du département de jurisprudence médicale, en me rendant les documents. Je suis heureux que nous ayons enfin un professeur spécialisé en toxicologie.

    — Et je suis heureux que vous m'ayez accordé cette bourse, professeur, dis-je en lui souriant. C'est aussi une bonne occasion pour moi de pratiquer une langue étrangère.

    — Voilà. C'est ce dont notre département avait besoin. J'ai élaboré un plan pour que les étudiants et les résidents fassent leur présentation en anglais durant une période. Quand vous reviendrez, vous serez le responsable. D'accord ?

    Je ne pouvais pas faire grand-chose d'autre que de sourire et de répondre à sa demande.

    — Bien sûr, professeur.

    — Bien. Oh, et j'ai quelque chose pour vous.

    Yongyuth fit le tour de sa chaise. Il faisait maintenant face à l'étagère derrière son bureau, et en sortit un livre à couverture rigide apparemment lourd. 

    — Lisez pour vous distraire un peu avant d'aller à New York. Ils s'attendent à ce que vous ayez des connaissances de base avant de vous joindre à eux.

    Je regardai le livre que Yongyuth avait posé sur son bureau. Il s'agissait d'un manuel à couverture rigide, dont le titre anglais était explicite : Toxicologie. Son épaisseur pourrait facilement provoquer une hémorragie intracérébrale si on le jetait à la tête de quelqu'un.

    — Merci, monsieur. 

    Je dus porter mes documents et ce lourd manuel dans mes bras pour sortir du bureau du professeur Yongyuth. Un petit soupir m'échappa. J'avais l'impression de ne pas être moi-même depuis que j'étais ici. Je devais être la personne que tout le monde attendait de moi ; les étudiants et les résidents attendaient de moi que je sois gentil et aimable. Les professeurs principaux attendaient de moi que je sois un modèle, un professeur idéal.

    Je marchais dans le couloir à côté du bâtiment du département. Je devais apporter ce terrible manuel à mon bureau avant le début de mon cours de l'après-midi.

    — Vz'avez besoin d'aide avec ça  ?

    Une voix familière m'interpella. Je crus que mes oreilles me jouaient des tours jusqu'à ce que je me retourne pour voir mon interlocuteur debout, un large sourire aux lèvres, non loin de moi. Je fixai cette personne, abasourdi.

    — Sorrawit ? Je regardai le grand garçon qui s'approchait de moi. Comment... Comment es-tu arrivé ici ?!

    L'uniforme que portait Sorrawit mit fin à ma question. Il était vêtu d'un uniforme universitaire avec une cravate de la couleur de l'université montrant son statut d'étudiant de première année. Le visage du garçon semblait toujours aussi innocent, son large sourire était la forme la plus sincère de sourire que j'aie jamais vue. Il avait l'air en forme - bien mieux que la dernière fois que je l'avais vu, peut-être à cause de son uniforme et de ses cheveux longs.

    — Je suis à la faculté de médecine, me dit Sorrawit en me prenant le lourd livre des mains. J'ai échoué au test des quotas, mais j'ai réussi le COTMES. Je ne savais pas comment vous le dire, parce que j'ai pris ma moto et je suis allé à l'hôpital, mais ils m'ont dit que vous aviez abandonné. J'étais si triste.

    — Tu es entré à l'école de médecine  ?

    Je levai les yeux vers le garçon et me sentis envahi par la joie. Un enfant de la campagne qui entrait à l'école de médecine de Bangkok, c'était quelque chose qui méritait d'être célébré. Je ne savais pas que Sorrawit était très brillant à l'école. 

    — Félicitations.

    — Je suis heureux de savoir que vous êtes professeur ici, me dit Sorrawit avec excitation. J'ai vu que vous étiez sur le site de la faculté, alors je suis venu vous trouver ici. Je ne m'attendais pas à vous voir vraiment. Ça me fait plaisir.

    Je souris furtivement à Sorrawit, qui s'exprimait toujours dans le dialecte nordique, et j'eus l'impression d'être retourné dans cet endroit une fois de plus. Je tendis la main pour lui tapoter l'épaule. 

    — Hé, tu es à Bangkok. Tu ferais mieux de parler la langue courante. Je comprends ce que tu dis, mais d'autres ne le comprendront peut-être pas.

    — Je sais, je sais. J'y travaille, vraiment. Il n'y a que quelques mots qui se sont échappés et mes amis étaient vraiment confus. J'ai hâte d'être en cinquième année. Je veux être formé par vous, docteur. Ah, je veux dire... par le professeur Bunnakit.

    — C'est dans quatre ans. Je te verrai dans le coin. Je ne vais nulle part, dis-je en le conduisant à mon bureau. Comment te sens-tu ici ? Tu as trouvé une fille qui te plaît  ?

    Je le taquinai avec désinvolture.

    Étudier en première année de médecine n'était pas si stressant, car l'université se concentrait principalement sur les activités étudiantes, et c'était une époque prospère pour l'amour.

    — Non... non, monsieur.

    Les joues de porcelaine de Sorrawit se teintèrent de rose. 

    — Je ne peux pas m'approcher trop près des filles. Je vois quelqu'un...

    Je manquais de m'étouffer. 

    — Tu vois quelqu'un ? !

    — Nous sortons ensemble depuis un moment. Avant que je ne déménage à Bangkok, en fait. La personne que je fréquente vient d'obtenir son diplôme et vient ici pour trouver un emploi, précisa-t-il avant de se couvrir le visage avec ses paumes. C'est vraiment effrayant, je vous le dis.

    J'essayais d'assimiler les informations de Sorrawit. Le garçon devait donc avoir une petite amie plus âgée que lui. Il avait dit que cette personne venait d'obtenir son diplôme, ce qui signifiait probablement qu'elle avait quatre ou cinq ans de plus que lui. Ouais, ça ne semblait pas si mal. 

    — Si tu as une petite amie, tu ne peux plus flirter avec les autres filles. Tu ferais mieux de bien te tenir alors.

    — Je suis obligé, monsieur, ou j'aurai un œil au beurre noir. Je ne veux pas de coup de poing ni d'os cassés.

    Une expression de terreur se lisait sur le visage du garçon. Je fronçai les sourcils. C'était une boxeuse ou quelque chose comme ça ?

    Puis je me souvins que Sorrawit avait l'habitude d'agir comme s'il m'aimait bien. Un petit ami, peut-être ? Je voulais entrer dans les détails, mais cela aurait semblé déplacé de s'immiscer ainsi dans la vie privée du garçon, alors je ne dis rien de plus. Lorsque nous arrivâmes au bureau, j'invitai Sorrawit à s'asseoir à mon bureau, qui se trouvait près de la fenêtre. C'était un vieux bureau en bois, rempli de paperasse et de manuels scolaires mal rangés.

    Si Tann était venu voir mon bureau, il se serait arraché les yeux.

    J'essayai de chasser Tann de mon esprit. 

    — Tu peux mettre le livre sur ce bureau. Merci beaucoup de m'avoir aidé.

    — Oui, monsieur.

    Sorrawit resta là, comme s'il attendait mon prochain ordre.

    — Va prendre ta pause déjeuner. Sinon, tu seras en retard pour le cours de l'après-midi, lui dis-je en m'approchant pour lui serrer le bras. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Note mon numéro.

    Sorrawit sortit frénétiquement un stylo pour écrire mon numéro sur sa paume. 

    — Merci, monsieur. Bon, je vais aller manger du riz.... euh, je veux dire, déjeuner.

    — D'accord. À bientôt.

    J'acceptai les salutations formelles de Sorrawit dans le style thaïlandais avant que le garçon ne quitte la pièce avec un sourire radieux sur le visage. J'étais si heureux de le revoir. Je restai là à le regarder jusqu'à ce qu'il disparaisse de mon champ de vision. Je sortis mon téléphone pour vérifier l'heure et je vis un message de réponse de Tann.

    [Ma mère est décédée.]

    C'était le premier message qu'il m'envoyait après des semaines de silence.



  • Commentaires

    1
    Jeudi 18 Juillet à 14:03

    Je suis super contente de retrouver cette histoire merci pour ce nouveau chapitre 

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