• Chapitre 2

    Chapitre 2
    Le Cadran Solaire de la Réincarnation

    Les lampadaires scintillaient comme des lucioles dans l'air, parvenant à peine à percer l'obscurité lourde. Une jeune fille se précipitait sur le trottoir irrégulier, s'arrêtant brusquement lorsqu'elle trébucha et tomba lourdement sur les genoux. 

    Dans la chaleur suffocante de la nuit d'été, Li Qian respira profondément, les doigts serrés sur ses vêtements.

    Elle n'entendait que les battements rapides de son cœur et les bruits de pas derrière elle.

    Il s'agissait d'un son distinctif qui ne pouvait être produit que par des chaussures traditionnelles en tissu à semelle souple, et la démarche du porteur était irrégulière, comme s'il traînait une jambe malade. 

    Li Qian regarda brusquement derrière elle, mais il n'y avait rien à voir à part les petits insectes qui tournaient autour des lampadaires.

    Avec ses traits délicats, elle serait normalement considérée comme jolie, mais on ne pouvait pas le penser en la regardant dans son état actuel. Ses lèvres étaient aussi pâles que son visage, et ses cheveux trempés de sueur étaient ébouriffés et collaient désagréablement à sa peau.

    Peu à peu, son expression se transforma en un rictus amer empreint de pure terreur.

    — Va-t'en, dit-elle en serrant les dents. Si j'ai pu me débarrasser de toi une fois, je peux le faire encore.

    Les bruits de pas s'arrêtèrent.

    Li Qian retroussa ses manches, dévoilant des bras pâles couverts de chair de poule malgré la chaleur étouffante de l'été.

    Elle ramassa une brique sur le sol, tandis que les bruits de pas se rapprochaient d'elle de toutes parts comme un essaim d'asticots dévoreurs d'os. Mais elle ne pouvait toujours pas voir ce qui provoquait ces bruits.

    Les menaces invisibles étaient les plus effrayantes.

    Li Qian se mit à hurler, en frappant violemment l'air avec la brique.

    La brique sembla devenir de plus en plus lourde, et sa surface rugueuse écorcha la peau tendre de sa paume. Épuisée et étourdie, elle se pencha, les mains sur les genoux, et haleta lourdement.

    L'attention de Li Qian fut subitement attirée par le sol. Ses pupilles se contractèrent et elle se mit à trembler violemment. La brique tomba de sa main sur ses orteils, mais elle ne sembla pas en ressentir la douleur. Alors qu'elle trébucha en arrière, ses genoux cédèrent et elle s'écroula sur le sol en état de choc.

    Une ombre... il y avait une ombre !

    Le lampadaire était en face d'elle. Comment pouvait-il y avoir une ombre dans le cercle de lumière de ce lampadaire ?

    Elle pouvait avoir l'air d'une tache d'encre noire sur le sol, mais elle était indubitablement debout.

    Qui sait depuis combien de temps cette ombre la 'surveillait', alors qu'elle était assise en boule sur le sol.

    Des rires stridents résonnèrent dans ses oreilles. Si tu n'as rien fait de mal, pourquoi es-tu si horrifiée par une ombre ?

    ~~~

    Il n'était pas tout à fait cinq heures du matin lorsque le téléphone sur la table de chevet se mit à sonner.

    Après avoir travaillé toute la nuit, Zhao Yunlan s'était jeté dans son lit en rentrant chez lui, sans même prendre le temps de se déshabiller. Il semblait s'être à peine couché qu'il était à nouveau cruellement réveillé.

    Son visage était impassible lorsqu'il a ouvert les yeux, la fatigue creusant les plis de ses paupières. La rancœur dans ses yeux, cependant, est indéniable alors qu'il fixait le plafond. Trois secondes plus tard, il se mit en position assise, tenta de chasser le brouillard qui obscurcissait son cerveau et saisit son téléphone portable.

    La chambre de Zhao Yunlan était particulièrement chaotique - même les porcs protesteraient si on la qualifiait de porcherie.

    Ses vêtements étaient éparpillés partout, sur le lit et sur le sol - personne ne savait s'ils étaient propres ou s'ils devaient aller à la machine. Le grand lit double était également recouvert d'une multitude d'autres objets : l'ordinateur portable avec une seule chaussette qui pendait dans un coin, les lunettes de soleil et le parapluie étaient un peu inhabituels, mais le chapeau haut de forme en origami et la boîte entière de poudre de cinabre(1) étaient beaucoup plus déroutants. Et au milieu des bibelots sur le lit, un espace à peine assez grand pour qu'une personne puisse s'allonger avait été dégagé.

    Zhao Yunlan avait l'air extrêmement mécontent, comme s'il allait éclater en jurant d'une seconde à l'autre. Mais lorsqu'il décrocha le téléphone, son ton était tout à fait normal, juste un peu rauque. C'est comme s'il était habitué à ce genre de situation. 

    — Qu'est-ce qu'il y a cette fois ?

    — Quelqu'un est mort, dit Wang Zheng, de manière concise et précise.

    — Quand ?

    — Hier soir ou ce matin, il n'y a pas longtemps.

    — Où ?

    — University Street. 

    — Hmmm…

     Une expression sinistre traversa le visage de Zhao Yunlan.

    — Laissez Lao Chu s'en occuper.

    — Chu Shuzhi est parti en voyage d'affaires à Xiangxi.

    — Et Lin Jing ?

    — Elle a été appelée en bas.

    — Putain... Et Zhu Hong ? Oh peu importe, c'était la pleine lune hier, elle doit être en congé. Qui d'autre est au travail ?

    — Moi, mais c'est presque le lever du soleil, je dois bientôt partir, dit Wang Zheng. Il y a aussi Da Qing et le nouveau stagiaire, Guo Changcheng.

    Zhao Yunlan bâilla et dit faiblement : 

    — Dites à Da Qing d'aller avec le stagiaire, donnez au gamin une chance d'apprendre.

    — Guo Changcheng ne peut aller nulle part maintenant, expliqua Wang Zheng. Quand il est arrivé hier soir, il s'est évanoui sur le sol, et il est toujours inconscient.

    Pendant un instant, Zhao Yunlan resta sans voix. 

    — Qu'est-ce qui l'a effrayé au point qu'il s'évanouisse ? demanda-t-il.

    — Lao Wu et moi.

    Wang Zheng raconta les événements et ajouta : 

    — Je vous ai dit de trouver un magasin de fournitures funéraires pour fabriquer un nouveau corps à Lao Wu. Les mains de Zhu Hong étaient plus maladroites que ses pieds, et ce qu'elle avait fabriqué avec des sacs de sable et du papier ne ressemblait en rien à une personne réelle.

    Zhao Yunlan s'assit au bord du lit en silence. 

    — C'est contre la procédure si je me montre, ça pourrait effrayer les autres… dit-il avant de finir par soupirer. Mais je suppose que je n'ai pas le choix. Bien, dites à Da Qing de m'attendre, je serai là.

    Il raccrocha, se lava en trois minutes, et roula à toute vitesse vers University Street.

    Au coin de la rue, Zhao Yunlan était en train de ralentir quand une ombre tomba du ciel. Dans un grand fracas, une boule de poils se catapulta sur son pare-brise avec une telle force qu'elle le traversa presque.

    Zhao Yunlan appuya sur le frein, baissa la vitre et cria :

    — C'est ce qu'on appelle un véhicule à moteur ! C'est un moyen de transport, pas ta litière ! N'essaye pas de la casser, d'accord ?" 

    Sur le capot était assis un matou noir, si gros et rond qu'il semble ne pas avoir de cou, avec une boule de poils correspondant à un visage parfaitement rond en forme de crêpe. A première vue, il ressemblait à un cousin africain de Garfield. Ce n'était qu'en repliant ses pattes arrière et en rentrant péniblement son ventre qu'il était capable d'étirer ses pattes avant et de maintenir une position assise digne. Tournant son visage rond dans tous les sens pour s'assurer que personne n'était à portée de voix, le chat agita ses moustaches et dit : 

    — Arrête de bavarder et sort ! Tu ne remarques pas cette odeur ?

    L'air était en effet chargé d'une étrange odeur, si fétide qu'elle pourrait être une arme biologique. Zhao Yunlan sortit de la voiture en se couvrant le nez et demanda au chat : 

    — Ça sent mauvais ! Tu viens de péter ?

    Le chat ignora ses remarques, bondit du pare-brise et atterrit avec le bruit du tonnerre. Pointant son gros derrière vers Zhao Yunlan, il se pavana devant lui avec un air de supériorité féline indéniable.

    Quelques voitures de police étaient garées de l'autre côté de la route et une barrière de police avait été mise en place à l'entrée d'une petite ruelle.

    Zhao Yunlan fouilla dans ses poches pendant un certain temps avant de réussir à trouver une carte d'identité d'employé à l'aspect miteux. Un officier gardait la barrière de police, il était dos à la scène de crime et avait l'air un peu vert. Il jeta un rapide coup d'œil à la carte de Zhao Yunlan et la lui rendit, puis se précipita vers un mur et se mit à vomir.

    Zhao Yunlan grattait le désordre mal entretenu qui lui servait de cheveux, perplexe. 

    — Ma photo est-elle vraiment si écoeurante ?

    Le chat qui avait pris de l'avance sur lui et se retourna avec impatience, l'incitant à continuer avec un long et furieux 'miaou'.

    — Bien, bien, les choses importantes. Bon sang, cette odeur, c'est monstrueux.

    Zhao Yunlan se courba et passa sous la ligne de police.

    Il s'approcha presque immédiatement. Un homme tenant un mouchoir sur son nez demanda d'une voix étouffée.

    — Vous êtes de l'Unité des enquêtes spéciales ?

    Tous ceux qui travaillaient au ministère de la Sécurité publique connaissaient le mystérieux département appelé "Unité d'enquêtes spéciales".

    Ce n'était certainement pas des agents de bas étage, mais personne ne savait exactement ce qu'ils faisaient. Chaque fois qu'un membre de l'UES était impliqué, c'était toujours sur ordre des autorités supérieures, et personne ne pouvait s'y opposer.

    Mais s'ils ne venaient pas, personne ne savait où les trouver.

    Ils appartenaient au MPS, mais ils n'étaient pas toujours suivis de près ; ils étaient organisés de manière stricte et leurs procédures étaient totalement opaques. Sans autorisation officielle, les médias ne pourraient jamais localiser l'UES, et encore moins les interviewer ou faire un reportage à leurs propos.

    Pour être honnête, personne ne savait comment ils travaillaient. Lorsqu'une affaire était confiée à l'UES, c'est comme si elle entrait dans une boîte noire et que la seule chose qui en sortait était un rapport mystérieux.

    Parfois, les membres de l’UES étaient plus déconcertants que les affaires les plus déconcertantes.

    Leurs rapports d'enquête étaient toujours détaillés, logiques et impeccables, et rendaient compte de l'ensemble du processus de résolution de l'affaire et d'arrestation des criminels impliqués.

    Mais il y avait quelque chose de suspect : les criminels mouraient toujours à la fin. 

    Bien que la plupart des affaires dont ils s'occupaient concernaient des crimes odieux, et que les suspects méritaient donc probablement de mourir, c'était peut-être... une trop grande coïncidence.

    L'officier en charge de l'enquête était un policier senior nommé Yang. Il offrit à Zhao Yunlan une poignée de main amicale, et le jaugea curieusement. 

    — Comment dois-je vous appeler ?

    — Je m'appelle Zhao, Zhao Yunlan, vous pouvez m'appeler Xiao Zhao.

    Lao Yang était assez décontenancé. Jamais il n'aurait pensé que ce jeune homme était le chef de l'UES. Il regarda Zhao Yunlan de plus près et remarqua qu'il était grand, mince et beau, comme un mannequin. Cependant, il fallait reconnaître que sa tenue n'était pas très élégante : une chemise débraillée, à moitié boutonnée, une moitié rentrée et l'autre non, sans parler de sa coiffure en forme de nid d'oiseau.

    Mais le Chef Zhao était le Chef après tout, même s'il avait l'air désordonné. S'il se promenait nu dans la rue, les officiers de rang inférieur devaient probablement le féliciter d'avoir créé la tendance.

    — Oh là là ! s'exclama Lao Yang. Vous êtes le chef Zhao ! Excusez-moi pour mon ignorance, qui aurait cru que notre chef était si jeune et si accompli !

    Zhao Yunlan était plutôt habitué aux flatteries, et répondit naturellement par quelques formules protocolaires.

    Juste à ce moment-là, quelqu'un s'impatienta, et un "miaou" fort et clair se fit entendre. Lao Yang baissa les yeux et vit une ombre noire remonter le long du pantalon et de la chemise de Zhao Yunlan jusqu'à son épaule. C'était un chat noir aux yeux verts. Normalement, un chat noir sur une scène de crime serait plutôt inquiétant, mais ce chat était un peu trop dodu, et le choc de Lao Yang se transforma involontairement en inquiétude quant à son taux de cholestérol.

    Lao Yang le fixa, et il le fixa en retour. 

    — Ce... ce... ?

    Embarrassé, Zhao Yunlan rajusta son pantalon, que le chat avait presque arraché, et rit.

    — Ce chat est notre manager. Il est très travailleur, alors il n'aime pas que nous bavardions pendant le travail.

    Lao Yang resta sans voix.

    Le chat étira son cou avec arrogance, bien qu'avec difficulté en raison de sa taille, et remua impatiemment la queue.

    Zhao Yunlan compris le message et attrapa le petit badge autour du cou du chat. Avec un certain effort, il le retira de la longue fourrure et le montra à Lao Yang. 

    — Il s'agit d'un permis spécial de l’UES, équivalent aux badges de notre personnel. Ne vous inquiétez pas, c'est un chat expérimenté, il sait ce qu'il fait.

    Lao Yang commençait à trouver toute cette épreuve plutôt absurde.

    Il entra sur la scène du crime et un instant plus tard, le chef Zhao le suivit, portant le chat.

    Plus ils avançaient, plus l'odeur était nauséabonde.

    Un cadavre de femme gîsait dans la ruelle étroite, portant un t-shirt avec l'inscription ‘Camp d'orientation de l'Université de Dragon City’. Ses yeux et sa bouche étaient ouverts, son corps était couché en forme d'étoile, et son estomac avait été ouvert et vidé.

    Lao Yang se couvrit à nouveau le nez avec un mouchoir, visiblement perturbé.

    Le gros chat sur l'épaule de Zhao Yunlan laissa échapper un long "miaou", bondit sur le sol et fit deux fois le tour du cadavre. Il s'arrêta ensuite à côté du cadavre, s'assit et fixa Zhao Yunlan comme un chien de détection bien entraîné.

    Zhao Yunlan se dirigea vers le cadavre. De sa poche miteuse, il sortit une paire de gants usés et les enfila. Il examina l'endroit où le chat était assis et souleva soigneusement l'un des bras du cadavre.

    Lao Yang se pencha pour regarder de plus près et vit une marque de main ensanglantée sur le sol.

    Ce n'était certainement pas une main humaine : la paume n'avait que la taille d'une main d'enfant, mais les doigts mesuraient au moins vingt centimètres de long. Lao Yang qui avait été policier pendant pratiquement toute sa vie n'a jamais rien vu d'aussi bizarre.

    Alors que Lao Yang était toujours médusé et stupéfait, Zhao Yunlan remarqua sobrement.

    — A partir de maintenant, l'UES sera en charge de cette affaire. Les procédures de transfert seront terminées dans deux jours ouvrables.

    Lao Yang n'eut pas l'occasion de répondre, car Zhao Yunlan désigna une porte délabrée et demanda :

    — Qu'y a-t-il là-dedans ?




    Notes

    1/ Poudre de Cinabare : sulfure mercurique (HgS), utilisé comme remède dans la médecine chinoise à base de plantes, comme pigment pour la peinture (vermillon) et comme matière première importante pour l'alchimie dans la Chine ancienne.



  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :