• Chapitre 10

    Chapitre 10

    Cela faisait deux bons mois que Thien Sophadissakul, le plus jeune fils du commandant en chef adjoint retraité de l'armée royale thaïlandaise, était enseignant bénévole dans ce village Akha. Le temps s'écoulait paisiblement. Les mathématiques simples qu'il enseignait aux enfants avaient été transmises à leurs parents qui n'avaient pas accès à une éducation formelle et le résultat était satisfaisant.

    Les agriculteurs et les éleveurs étaient devenus moins sensibles aux ruses des intermédiaires lorsqu'ils avaient appris à observer les chiffres de la balance et à savoir si quelque chose n'allait pas. Et même s'ils étaient encore exploités ici et là, le coût était minime et leurs moyens de subsistance s'amélioraient sensiblement.

    L'enseignant lui-même s'était habitué à la difficulté qui était devenue sa routine. Il marchait jusqu'à l'école au lieu de courir sur un tapis roulant. Il avait appris à manger les plats simples qu'il préparait plutôt que de les déguster dans un restaurant coûteux. Il écoutait les grillons pour s'endormir au lieu de la musique des boîtes de nuit.

    Son corps s'était habitué à l'organe. Les palpitations du cœur se faisaient plus rares, sauf lorsque le grand officier était à proximité. C'était quelque chose qu'il ne pouvait pas contrôler. L'immunosuppresseur qu'il prenait serait épuisé au Nouvel An. Pourtant, s'il descendait chez le médecin à Bangkok, sa mère s'emparerait de lui et il ne remettrait plus jamais les pieds ici.

    Thien tapota le stylo sur le bureau. Il avait laissé les enfants rentrer chez eux et avait révisé les devoirs seul jusqu'au soir, car le temps était beau. Le garçon de la ville poussa un long soupir et regarda le paysage alentour sans but.

    ... Il ne restait plus qu'un mois ?

    Il s'étira, chassant la fatigue, et se leva pour aller dehors prendre l'air. C'était fin novembre et la température dans les collines avait encore baissé au point qu'il devait garder sa doudoune en permanence. En regardant le ciel, il vit que la lumière diminuait. Deux petits avions familiers volaient côte à côte. Khama Bieng Lae lui avait dit que c'était la bonne saison pour faire la Pluie Royale en raison du ciel clair avec peu de nuages.

    Les avions mandatés par le roi volaient pour saupoudrer des cristaux de chlorure de sodium dans un ciel clair et humide, à une altitude de 7000 pieds, afin de stimuler les précipitations qui créaient les nuages. Cette opération était appelée "ensemencement des nuages".

    Lorsque les nuages s'élevaient jusqu'à une altitude de 10 000 pieds, l'avion revenait pour larguer des cristaux de chlorure de calcium afin de nourrir les nuages. Une fois que les nuages avaient grossi, deux avions s'élançaient dans les nuages et l'un d'eux larguait des cristaux de chlorure de sodium au sommet des nuages, tandis que l'autre larguait des cristaux d'urée à un angle de 45 degrés. Les nuages de pluie laissaient tomber les précipitations sur le sol et la quantité de pluie dépendait de la taille des nuages.

    Thien respira l'air frais pendant un moment avant de retourner dans la salle de classe pour ranger ses affaires et rentrer chez lui. Il fit un signe de tête aux deux rangers — les nouveaux venus qu'il n'avait jamais vus auparavant — pour s'excuser de les avoir fait attendre si longtemps. Ils ne pouvaient pas quitter leur poste tant que tout le monde n'était pas rentré chez lui.

    Il avait de la chance, une fois de plus, que la femme de Khama Bieng Lae lui ait donné la portion de leurs repas cuisinés. Même si c'était simple et que c'était froid, c'était toujours un délice pour lui. Après avoir terminé le repas, il mit la bouilloire sur le feu pour prendre un bain chaud avant que la température ne baisse encore.

    La silhouette élancée en pyjama — un t-shirt et un short de football — s'enroula dans une couverture douce et froissée. Il était allongé sur ses coudes alors qu'il ouvrait et relisait le journal de Thorfun dont il ne se lassait jamais.

    Il ne savait pas quand il s'était endormi. L'instant d'après, il se réveilla, son nez était bouché et il n'arrivait pas à respirer correctement. Il avait toujours ce symptôme lorsque son allergie se manifestait, alors il changea de position et s'assit pour mieux respirer. Pourtant, ce qu'il inhala était de la fumée qui remplit et brûla ses narines.

    Y avait-il un incendie ?

    Il se leva d'un bond et courut dehors pour regarder. Tout semblait normal autour de sa hutte mais lorsqu'il regarda attentivement l'horizon, il vit le panache blanc de fumée qui s'élevait. Ce devait être un feu de forêt, pensa-t-il, mais ses sourcils se froncèrent car il savait trop bien qu'un tel incident était hors de question.

    Un feu de forêt se produisait lorsque les arbres perdaient leurs feuilles sèches et que celles-ci s'empilaient jusqu'à créer une réaction chimique. Cette zone était remplie de plantations et les feux de forêt étaient impossibles.

    Bientôt, il entendit une forte détonation métallique qui résonna dans le village. Les gens qui dormaient commencèrent à se lever et sortirent pour se crier les uns aux autres ce qui se passait.

    Quelque chose ne tournait pas rond ! Thien saisit sa lampe de poche et enfila ses pantoufles avant de courir pour rejoindre les autres.

    Il se précipita vers Khama Bieng Lae qui était en train d'attraper sa natte et sa couverture alors que les membres de sa famille sortaient en courant de la maison. "Oncle... que se passe-t-il ?"

    Bieng Lae se retourna et sursauta en voyant le professeur. Le visage sévère et les yeux qui avaient vu le monde brillaient d'inquiétude ; sa bouche s'ouvrit et se referma plusieurs fois avant qu'il ne puisse prononcer un mot.

    — Il y a un feu sur la colline.

    — La colline ? Qu'est-ce qu'il y a sur la colline... ? 

    Thien s'interrogea et s'arrêta. Les yeux en amande s'écarquillèrent alors que la prise de conscience le frappait comme un camion. Il s'élança, sans entendre l'appel qui lui demandait de s'arrêter. Le travail des villageois n'était plus d'arrêter le feu mais de poursuivre le jeune homme.

    La vue de la petite école en flammes devant ses yeux transforma ses jambes en pierre. Son cerveau se vida comme si quelqu'un avait tout effacé de son esprit.

    Tous les beaux souvenirs avec les enfants de cette école - le tableau noir sur lequel il avait appris à écrire à la craie blanche, les manuels dans l'armoire, les oiseaux en papier... les avions en papier - tout était parti en fumée.

    La brise froide souleva un morceau de papier de cerf-volant blanc et le plaqua sur sa jambe. Il se pencha pour le ramasser, son mouvement étant plus lent que le chaos qui régnait autour de lui tandis que les villageois et les rangers tentaient d'éteindre le feu avec leurs nattes. Les lignes dessinées à l'encre rouge étaient encore visibles sur le morceau de papier...

    C'était le cerf-volant avec un visage de démon qu'il avait dessiné pour quelqu'un. Il était brûlé, carbonisé... et il ne restait plus rien !

    La main fine écrasa le papier et l'homme s'enfuit à travers le groupe de personnes qui tentait d'arrêter le feu et s'arrêta à l'avant. Thien se protégea de la chaleur et du panache de fumée avec son bras alors que tout était détruit par les flammes rouges et chaudes. Les cerfs-volants brûlés fabriqués par ses élèves tombèrent au sol un par un et il ne resta que des cendres, et son cœur était brisé en morceaux.

    Alors qu'il était sur le point de courir dans la classe, voyant une zone intacte que le feu n'avait pas encore atteint, deux bras forts le saisirent et l'arrêtèrent avant que la poutre de bambou carbonisée ne s'abatte sur lui.

    — Mais qu'est-ce que tu fais !? cria le capitaine alors que Thien se débattait dans ses bras.

    — Tout n'est pas brûlé. Je vais les faire sortir !

    — Tu veux mourir brûler !? La poutre va s'effondrer ! 

    Le capitaine tenta de retenir le jeune homme qui se débattait et criait pour ne pas risquer sa vie.

    — Utilisez de l'eau ! C'est du feu ! Les vêtements et les nattes ne fonctionneront pas ! 

    Thien se secoua violemment mais ne parvint pas à se libérer des bras solides autour de sa taille.

    Son cœur brûlait, tout comme les énormes boules de flammes qui embrasaient tout. Il enfonça ses ongles dans les bras de l'officier, le griffant alors qu'il essayait de se libérer de sa poigne de fer, furieux de ne pas pouvoir faire ce qu'il voulait.

    Le cri fort s'éteignit en un appel brisé et désespéré. 

    — Laisse-moi partir ! Je vais prendre cette putain d'eau ! Laisse-moi le faire si vous ne le faites pas ! C'est mon école ! Mes souvenirs !

    Même s'ils ne comprenaient pas ses paroles, les villageois qui tuaient le feu voyaient clairement à quel point l'enseignant volontaire perdait la tête en voyant sa précieuse école brûler. Leurs yeux se remplirent de sympathie. Le brasier, alimenté par des papiers et des bambous, était devenu trop important pour être arrêté. Tout ce qu'ils pouvaient faire était de regarder la scène de destruction complète.

    Thien cria jusqu'à ce que sa gorge soit brisée. Ses narines et sa bouche étaient remplies de fumée et son corps qui n'était pas aussi sain que celui des gens normaux s'effondra dans la forte étreinte du capitaine. Il frappa le sol avec ses poings, furieux de sa propre impuissance alors qu'il regardait tout brûler.

    — De l'eau... Tout ce dont j'ai besoin, c'est de l'eau ! gémit-il. 

    Il savait trop bien que la source d'eau la plus proche était encore trop éloignée pour l'atteindre à temps. Et pourtant, il ne pouvait simplement pas se résigner à ce mauvais sort.

    Ses orbites le brûlaient et tout le désespoir sortait sous forme de larmes aux coins de ses yeux. Pourtant, l'humidité qui tomba sur sa joue n'était pas la sienne. La fraîcheur qui baignait ses joues brûlantes l'obligea à lever les yeux vers le ciel qui s'assombrissait.

    Il lui fallut un moment pour réaliser ce qui se passait. Le vent se transforma en une bourrasque dont il dut se protéger le visage. Malgré la férocité des flammes, elles ne pouvaient pas résister à la mousson qui tombait du ciel. Pendant un quart d'heure, tout le monde resta bouche bée autour de l'école calcinée, incapable de bouger, et regarda la pluie qui, comme un cadeau du ciel, effaçait le désastre infâme causé par des hommes vicieux.

    Il ne fallut pas longtemps pour que les gros nuages qui transportaient la pluie achèvent leur tâche et se dispersent lentement en de légères projections sur le sol. Les villageois se réveillèrent de leur rêverie et se précipitèrent pour arrêter le feu restant sur les charpentes en bois restantes.

    Thien essuya l'eau de son visage mouillé et se redressa pour atteindre son école carbonisée. Il repoussa une bûche brûlée pour voir ce qui restait et découvrit que l'armoire donnée par un donateur qui gardait les manuels scolaires et le matériel était à moitié détruite.

    Le jeune homme s'agenouilla pour ramasser les cahiers des élèves Akha qui étaient protégés dans une solide armoire en bois dur. Ils étaient pour la plupart intacts et il ramassa les crayons de couleur, ce qui restait des cerfs-volants, les avions et les oiseaux en papier cendré.

    Il rassemblait chaque morceau de ses souvenirs...

    Il était reconnaissant qu'il reste quelque chose à garder.

    Thien ramassa les restes dans ses bras et les serra comme un fou. Ses yeux aperçurent un morceau de papier intact, légèrement brûlé aux coins.

    Peut-être était-ce la vertu de Sa Majesté le Roi qui avait arrêté le feu féroce...

    "... sa gentillesse envers nous ne se dément jamais."

    Les mots de l'homme du roi qu'il avait entendu il n'y a pas longtemps résonnèrent dans son esprit. Le garçon de la ville laissa tomber tout ce qu'il avait dans les bras et s'élança en avant pour prendre l'image du roi sur le calendrier qu'il avait accroché au mur et le plaça sur le meuble restant.

    La pluie royale... L'initiative de Sa Majesté le Roi n'avait pas seulement sauvé les pauvres gens de la sécheresse mais avait aussi guéri le cœur de quelqu'un comme lui qui n'avait jamais apprécié la compassion et la bonté du roi.

    Deux mains pleines d'égratignures se levèrent pour joindre leurs paumes en un wai au milieu de sa poitrine. Son corps entier tremblait à cause de ses sanglots incontrôlables et Thien regardait les gouttes de pluie qui touchaient doucement son visage ; ses lèvres prononcèrent les mots qu'il n'aurait jamais pensé dire un jour.

    — L... longue vie au roi.

    Même si sa voix n'était qu'un murmure, elle arrêta tout le monde dans sa course. Les villageois qui démontaient les structures en bois brisées et en ruine regardèrent tous l'enseignant qui était accroupi sur le sol au milieu des bureaux calcinés. Soudain, un homme cria la même phrase "Longue vie au roi" en thaï et dans les dialectes locaux, suivi par d'autres à l'unisson, jusqu'à ce que l'écho de la loyauté et de la gratitude résonne dans les collines.

    Tous savaient au fond de leur cœur que le "miracle" n'existait pas, mais que les initiatives royales de Sa Majesté existaient et qu'elles étaient à l'origine de ce phénomène.

    Les villageois Akha s'agenouillèrent au sol, levant leurs mains en un wai au-dessus de leurs têtes et regardant le ciel qui continuait à leur tomber dessus. Tout le monde était submergé par la gratitude et même les soldats endurcis ne pouvaient empêcher les larmes de couler de leurs yeux.

    … Alors que la pluie royale se transformait en bruine, les villageois de Pha Pan Dao et le professeur transportèrent le bureau restant avec des dommages minimes pour le réparer. Thien leva sa main souillée de cendres pour essuyer les larmes sur son visage jusqu'à ce qu'il soit couvert de taches. Il fixait les dégâts avec de la rancœur dans le cœur.

    Qu'avaient fait ses élèves pour mériter cela ? Brûler leur école ? Puis il s'arrêta. Non, ce n'était pas les enfants. C'était lui.

    Ce fils de pute de Maître Sakda ! Le citadin serra les dents, furieux, et aperçut une force armée en uniformes verts qui ressemblaient à ceux des militaires, mais leurs bérets et les emblèmes sur les poitrines étaient clairement différents. Les patrouilles frontalières... s'il ne se trompait pas.

    L'oncle Bieng Lae lui avait dit un jour que les villages des environs étaient sous la protection de la base militaire de Pha Phra Phirun. Pourtant, ils travaillaient avec la police des frontières pour maintenir la paix et les moyens de subsistance de la population. Dans le cas d'un incident aussi critique que cet incendie criminel, la patrouille frontalière se lançait dans une chasse à l'homme.

    L'enquête commença immédiatement et ils quadrillèrent la zone. Ils trouvèrent trois hommes qui avaient quitté le village voisin la veille au soir et n'étaient revenus qu'au milieu de la nuit. En fouillant leurs maisons, les patrouilles trouvèrent un gallon d'essence et des vêtements tachés qui avaient été enterrés à la hâte dans le sol. Elles conclurent que les trois hommes avaient été engagés par un magnat pour allumer l'incendie.

    Les policiers emmenèrent les suspects sur les lieux du crime et firent part de leur enquête préliminaire au capitaine Phupha. Les soldats s'exclamèrent lorsqu'un jeune homme courut vers les coupables comme un ouragan et asséna un coup de pied au suspect le plus proche, envoyant l'homme au sol.

    Avant que l'enseignant volontaire au cœur de lion ne puisse attaquer la cible suivante qui était à genoux, le capitaine le saisit. Thien essaya de donner un double coup de pied au suspect pendant que Phupha le traînait.

    — Laisse-moi partir ! Laisse-moi le tuer ! cria Thien, sa voix remplie de ressentiment.

    — Tu vas être accusé d'avoir attaqué le suspect ! Tu vas aller en prison au lieu de te constituer partie civile. 

    Phupha essaya d'arrêter le garnement qui se débattait et criait dans ses bras jusqu'à ce que le garçon se calme. Il baissa les yeux sur Thien, voyant qu'il haletait fortement et sentant sa température corporelle augmenter. C'était inhabituel, mais avant qu'il ait pu demander ce qui n'allait pas, le jeune homme s'effondra.

    Le capitaine retourna le corps mou et vit que le garçon pouvait à peine garder les yeux ouverts. Il posa sa main sur le front lisse et secoua la tête en signe d'exaspération.

    — Tu es fiévreux... petit morveux. 

    Le murmure grave et profond près de son oreille apaisa ses nerfs tendus avant que l'obscurité ne le réclame enfin.

     

    Il fallut un moment au capitaine pour donner des ordres à ses subordonnés afin qu'il puisse transporter le professeur depuis la scène du crime. Il rentra à la base dans sa Jeep avec le passager qui s'était évanoui pour voir le médecin avant que sa fièvre ne s'aggrave.

    Deux soldats qui gardaient l'entrée de la caserne étaient sur le point de saluer dès qu'ils aperçurent les phares, mais la Jeep ne ralentit même pas. Le médecin qui avait reçu un appel radio à l'avance ouvrit la porte d'un coup sec et jeta la couverture sur le patient avant de le faire descendre pour l'allonger sur la civière et l'emmener à l'infirmerie.

    Le jeune capitaine attendait sur une chaise, fixant la cloison qui se trouvait entre lui et le lit du malade. Son camarade médecin avait disparu derrière ce panneau depuis un moment. Phupha utilisait une serviette que quelqu'un lui avait donnée pour sécher ses cheveux et son corps détrempés lorsqu'un grand homme en tenue de camouflage militaire avec un bandeau blanc et une croix rouge autour de l'avant-bras apparut.

    Le capitaine bondit sur ses pieds et lança la question.

    — Comment va-t-il ?

    — Il a une légère fièvre avec un symptôme de pneumonie. Je lui ai donné des médicaments et il devrait aller mieux dans quelques jours. Je lui ai donné une injection d'antipyrétique et d'antiseptique mais… 

    Le docteur Wasant eut l'air mal à l'aise avant d'éloigner son ami du lit pour chuchoter. 

    — J'ai vu une cicatrice d'opération sur sa poitrine.

    — Juste ici ? 

    Le capitaine pointa du doigt le milieu de sa poitrine.

    Wasant resta silencieux pendant une milliseconde puis hocha la tête. 

    — Une cicatrice verticale... d'environ 15 cm. Je peux dire d'après mon expérience qu'il s'agit d'une opération 'cardiaque'.

    Leurs regards se rencontrèrent dans une communication non verbale. Finalement, le médecin poussa un long et lourd soupir. 

    — Très bien. Je vais faire comme si je n'avais rien vu. Tu prends le relais. Le patient a besoin qu'on lui nettoie le corps et qu'on lui change ses vêtements. Le capitaine laisse-t-il l'infirmière s'en occuper ou va-t-il prendre l'affaire en main ?

    L'homme qui se faisait taquiner jeta un regard furieux à son ami. 

    — Je le ramène à la maison.

    Voyant comment l'officier aux lèvres serrées se baissait pour ramasser le corps inconscient dans ses bras, Wasant grimaça. 

    — Tu veux dire ta maison ?

    Phupha se retourna, lui lança un regard qui promettait une punition et se précipita dehors avec le patient. La base de taille moyenne n'avait qu'un seul poste de troupes avec un rayon de patrouille de 30 kilomètres. Les bureaux de fortune étaient faits de toiles tandis que les logements des officiers étaient des maisons en bois, plus solides et offrant plus d'intimité.

    Le capitaine déposa doucement l'homme dans ses bras sur le lit de camp pliant afin de pouvoir s'occuper de Thien qui était trempé et le plaça ensuite sur un matelas adéquat. Il alla chercher une serviette et un nouveau grand t-shirt, mais alors qu'il retirait le t-shirt mouillé du corps inconscient, la peau claire qui l'accueillit l'arrêta net.

    Phupha ne pouvait empêcher ses yeux de parcourir la poitrine lisse sur laquelle se trouvaient deux taches brunes. Il déglutit bruyamment, essayant d'attirer son esprit vers le plafond et prit une profonde inspiration avant de retirer le tee-shirt humide de la tête du patient. Il utilisa la serviette pour sécher le dos fin jusqu'à ce qu'il atteigne à nouveau le devant.

    La cicatrice de 15 cm au milieu de la poitrine de Thien le fit s'arrêter et réfléchir. Ses sourcils épais se froncèrent sous l'effet d'une réflexion sérieuse. Pour autant qu'il le sache, le garçon n'était pas très en forme et il souffrait d'une maladie chronique depuis des années. Aujourd'hui, il allait beaucoup mieux, mais il était toujours en période de convalescence. Pourtant, l'homme à qui il parlait chaque semaine n'avait pas révélé que cette maladie était liée au cœur.

    Sinon, il aurait mieux pris soin de lui.

    Des doigts rugueux écartèrent doucement les mèches humides de son front lisse. Phupha poussa un long soupir et enfila à la hâte un nouveau t-shirt au garçon. Il baissa ensuite les yeux sur le short de football que portait Thien, ses yeux suivant le renflement sur son torse avec une lourdeur dans le cœur, et décida de poser une épaisse et grande serviette sur l'homme inconscient avant de descendre le short et les sous-vêtements.

    Il enfila maladroitement son boxer au garçon, faisant de son mieux pour ne pas laisser la bête s'immiscer dans son esprit. Une fois fait, il utilisa une autre serviette pour sécher les cheveux du garçon alors que Thien commençait à remuer, avant d'essuyer les grosses perles de sueur sur son front.

    Enfin, il prit le jeune homme dans ses bras, le porta jusqu'au matelas sur le sol, et mit une épaisse couette sur lui. Phupha regarda le garçon de la ville qui était somnolent à cause des antipyrétiques et se blottissait contre l'oreiller, l'air plus docile que d'habitude, et laissa le soulagement l'envahir. Il était temps de prendre soin de lui-même.

    Le capitaine qui avait laissé le commandant adjoint s'occuper de l'incendie criminel disparut à l'arrière de la maison pour prendre une douche et revint avec des vêtements propres. Il était onze heures du soir et le générateur qui envoyait l'électricité au logement des officiers arrêta de fonctionner, faisant baisser la lumière.

    Phupha fit le tour du matelas pour allumer la lampe à pétrole et baissa l'intensité de la flamme. Il s'assit à côté du patient inconscient et plaça le dos de sa main sur le front et la joue de Thien pour vérifier sa température. Heureusement, la fièvre n'était pas montée en flèche.

    Il regardait le jeune homme qui avait volé son lit ce soir, en réfléchissant. Alors qu'il était sur le point de se lever pour dormir sur le lit pliant devant la chambre, une main fine s'agrippa à l'ourlet de son t-shirt.

    Le visage aux joues rouges et fébriles était à moitié enfoui dans l'oreiller et les lèvres pâles murmuraient quelque chose de si faible qu'il dut tendre l'oreille.

    — Maman… 

    Le capitaine ne put arrêter son doux sourire et murmura. "Je ne veux pas être ta maman. Je veux être autre chose."

    Le lent ronronnement de réponse fit s'élargir son sourire.

    … Même s'il savait que le bourdonnement ne voulait rien dire.

    Le garçon ne lâcha pas prise, même lorsque Phupha retira les doigts de sa chemise et laissa échapper un soupir exaspéré.

    — Toujours un fauteur de troubles même quand tu es inconscient.

    Renonçant à sa tentative de s'en aller, il s'allongea à l'extrémité du matelas et faillit tomber. Après un moment, il sentit que quelque chose touchait son dos. Il sut immédiatement qui c'était, sans se retourner, car ils étaient seuls dans cette pièce.

    L'officier laissa l'intrus se rapprocher jusqu'à ce que leurs corps se touchent tandis que le garçon blottissait sa tête contre son dos. Il ferma les yeux avec l'expression d'un homme satisfait, contrairement aux autres nuits.

    L'horloge pouvait-elle s'arrêter de tourner à ce moment précis ?...

     

    Le corps mince qui se pelotonnait sous la couette remua. Le soleil qui entrait par la fenêtre ouverte lui fit froncer les sourcils de frustration. Thien se roula paresseusement sous la couverture, mais lorsqu'il se redressa, il dut mettre ses mains sur sa tête car une douleur sourde lui traversa le crâne comme si quelqu'un venait de le marteler.

    L'odeur du riz fraîchement bouilli fit grogner son estomac qui était vide depuis plus de dix heures. Il regarda autour de lui, découvrit qu'il n'était pas dans sa propre hutte et la paranoïa le frappa. Son corps se crispa lorsqu'il entendit des pas lourds s'approcher et faire grincer le plancher en bois.

    Le visage qui apparut derrière la porte le rassura. Phupha était dans son uniforme de camouflage vert et portait un bol de riz bouilli dans sa main.

    — Tu es réveillé. J'ai demandé au personnel de cuisine de te préparer des aliments mous. Finis ton repas pour pouvoir prendre tes médicaments. 

    Il traîna une table basse en bois vers le matelas et posa le bol dessus.

    Thien ouvrit la bouche, essayant de dire quelque chose avec sa gorge desséchée. 

    — J'ai... soif. 

    Il se toucha la gorge pour montrer qu'il avait perdu sa voix à cause d'un grave mal de gorge.

    Phupha acquiesça et versa l'eau d'une flasque dans une tasse en acier inoxydable. 

    — Bois lentement, ne t'étouffe pas.

    Tandis que le patient tenait la tasse de ses mains tremblantes et s'inclinait pour boire, le capitaine passa sa main sur son front pour évaluer la température. Thien leva vers lui des yeux rougis par la fièvre et fixa le visage sombre de l'officier en murmurant tout bas.

    — C'est chez toi ?

    — Oui, et tu es dans l'enceinte de la base opérationnelle de Pha Phra Pirun. 

    Le capitaine se sentait généreux de donner l'emplacement exact.

    — L'école... ?

    Phupha secoua la tête, sachant très bien ce que l'homme plus jeune s'apprêtait à demander. 

    — Elle a disparu. Elle ne peut pas être réparée. Mes hommes et les villageois emmènent ce qui reste à la maison de Khama Bieng Lae.

    Les yeux en amande devinrent encore plus rouges alors que les larmes perlaient. 

    — C'est à cause de moi ? 

    Ce devait être la vengeance de Sakda pour son acte de rébellion — lorsqu'il avait encouragé les villageois à se battre contre lui.

    Le jeune capitaine parcourut des yeux le visage du garçon sans dire un mot. Il posa sa main sur les cheveux lisses et épais.

    — Ce n'était pas ta faute. Personne ne te blâme. Cet incident n'était pas une erreur mais une leçon.

    La voix grave et douce qui lui donnait une sévère leçon de morale empêcha le jeune homme de retenir ses larmes. Thien ne pouvait pas empêcher ses émotions de sombrer comme l'a dit un sage : une fois que votre corps est malade, votre esprit devient plus faible.

    Phupha éloigna sa main, s'empêchant d'essuyer les larmes sur les joues du fauteur de troubles, ce qui serait trop absurde. Il regarda le garçon se frotter les yeux avec ses doigts, attristé de ne pas pouvoir montrer à Thien à quel point il tenait à lui.

    — … Mange le riz bouilli avant qu'il ne refroidisse.

    Thien a hoché la tête, en reniflant. 

    — Merci.

    Même si cette phrase n'était que de la politesse, elle fit naître un sourire sur son visage impassible et beau.

    — N'oublie pas de prendre les médicaments que j'ai mis là pour toi. Le médecin viendra te voir à midi. Si tu te sens collant, tu peux te nettoyer avec une serviette humide. 

    Il désigna une bassine en plastique sur laquelle était drapée une serviette dans un coin de la pièce.

    Nettoyer. Les mots résonnèrent dans la tête de Thien. Il baissa lentement les yeux sur les vêtements qui n'étaient pas les siens. Ne dites pas que la nuit dernière...

    Thien serra le t-shirt au milieu de sa poitrine, là où se trouvait la cicatrice de l'opération. Les battements de son cœur lui faisaient craindre que l'autre homme ait découvert la vérité.

    La vérité qu'il y avait quelqu'un d'autre qui se cachait ici...

    La douleur dans sa poitrine contesta sa pensée, lui rappelant que son immunosuppresseur était dans son sac à dos à sa cabane.

    — Capitaine, laisse-moi retourner chez moi. Mes affaires sont là-bas, dit Thien d'une voix rauque, observant la réaction de l'officier avec le cœur tremblant.

    Phupha restait impassible et impossible à lire. Il fit signe en direction de l'armoire qui contenait un sac à dos coloré familier. 

    — Ne t'inquiète pas. Je suis déjà allé le chercher pour toi ce matin.

    Il fit mine de ne pas voir comment les yeux du jeune homme s'agrandirent sous le choc et poursuivit. 

    — Reste ici jusqu'à ce que nous soyons sûrs que tu es en sécurité et que l'enquête soit terminée.

    Il se redressa de toute sa hauteur et se dirigea vers la porte. L'officier donna un dernier ordre sévère avant de fermer la porte.

    — Mange ta nourriture ! N'attends pas qu'elle pourrisse !

    Thien sursauta et lui lança un regard furieux, n'ayant pas de voix pour répliquer. La porte était déjà fermée, l'homme sur le matelas laissa échapper un lourd soupir et il continua à grignoter le riz bouilli qui commençait à refroidir. Plus tard, il s'empiffra de tous les antibiotiques que le médecin lui avait donnés.

    Le citadin se leva et se remua avant de fouiller dans son sac à dos pour trouver son sac de médicaments fourré sous les vêtements comme d'habitude. Cela signifiait que le capitaine ne l'avait pas découvert, se convainquit-il. Mais cela n'avait pas d'importance. L'homme n'avait rien dit pour faire comme si rien ne s'était passé.

    Puis il se figea quand une question de vie ou de mort lui vint à l'esprit. Si le capitaine était la personne qui l'avait nettoyé et avait changé ses vêtements la nuit dernière, ce qui était plus effrayant que le fait qu'il voit la cicatrice était... Thien baissa le regard vers son entrejambe en état de choc.

    Est-ce que tu t'es montré à lui, mon précieux dragon !!

    Vers treize heures, un homme en tenue de camouflage comme le reste des hommes du camp se présenta, mais celui-ci avait un bandeau autour de l'avant-bras — une croix rouge sur fond blanc, ce qui signifiait qu'il était un médecin militaire. Il se présenta au logement où logeait le patient, sans être annoncé, et le capitaine Wasant, médecin, frappa à la porte à plusieurs reprises et l'ouvrit sans attendre de réponse.

    Le corps mince qui était blotti sous une couette, rongé par la fièvre, se tourna lentement pour regarder l'intrus. Les yeux en amande tombants étaient injectés de sang à cause de la température corporelle élevée.

    — Salut, p'Doc Nam, salua une voix desséchée de façon presque inaudible. 

    Il avait l'air pire qu'avant.

    — Je viens prendre de tes nouvelles. 

    Le jeune médecin sourit et ouvrit son sac pour prendre un endoscope afin d'examiner la gorge. 

    — Ouvre la bouche et dis 'ah'.

    Thien fit ce qu'on lui demandait et laissa échapper un ah sec. Wasant appuya l'outil en acier inoxydable sur sa langue et braqua une lampe de poche pour regarder pendant environ une minute avant de le retirer.

    — Pharyngite. Essaye de ne pas parler et bois régulièrement de l'eau chaude. Je vais te donner une double dose d'antibiotiques.

    Le patient acquiesça en regardant le médecin enfiler un stéthoscope pour vérifier son cœur et ses poumons. Lorsqu'il réalisa ce que le médecin s'apprêtait à faire, il se crispa, ce qui fit glousser le médecin.

    — Je te promets que je ne vais pas remonter ta chemise. Je peux écouter à travers un tissu. Le résultat n'est pas différent. 

    Pourtant, les mots du docteur provoquèrent une véritable paranoïa chez Thien.

    Wasant laissa échapper un long soupir en mettant le stéthoscope sur le torse fin de l'homme plus jeune. 

    — C'est ton droit de le cacher à tout le monde, y compris à moi. Mais en tant que médecin, j'aimerais voir les médicaments, s'il te plaît ? Je veux te donner les bons médicaments sans provoquer de réactions.

    Le malade baissa les yeux. Il n'avait plus le contrôle de la situation. Il avait peur que son heure ne soit venue. Thien plongea dans un long silence avant de lever une main tremblante pour désigner le sac à dos près du mur.

    Le médecin militaire sourit doucement devant la docilité du jeune homme. Il se leva pour fouiller dans le sac à dos jusqu'à ce qu'il trouve un paquet de médicaments qu'il tira du fond et lut les noms anglais, fronçant profondément les sourcils.

    — Ça fait combien de temps ?

    Thien pressa ses lèvres sèches l'une contre l'autre et leva la main pour signaler un chiffre. Cela suscita une vive protestation de la part du médecin.

    — Seulement cinq mois ! 

    Wasant rangea le sac à dos et se rua vers le patient avec un air aigre sur le visage. Puis, il se souvint d'adoucir son ton. 

    — Non seulement tu restes trop loin de ton médecin, mais en plus tu vis dans cette cambrousse ! As-tu la moindre idée du danger dans lequel tu te mets ! 

    Il avait pensé qu'il s'agissait peut-être d'une angioplastie par ballonnet(1) pour une maladie coronarienne. Mais une fois qu'il avait vu le nom du médicament, il avait compris que c'était bien pire.

    — Je dois le dire à Phu. C'est lui qui est responsable de toi et s'il t'arrive quelque chose, ce sera de sa faute. 

    Une fois qu'il se fut levé, son bras fut saisi dans une prise serrée.

    Le médecin sentit la force tremblante qui tentait de l'empêcher de partir. Les yeux du jeune homme brillaient de détermination et d’entêtement et il s'arrêta net.

    — Je t'en supplie. 

    Le murmure haletant fut forcé de sortir de la gorge endolorie de Thien.

    Le docteur ne bougea pas pendant un battement de cœur et se laissa tomber pour s'asseoir sur le sol. Il tira la main tremblante du garçon et la recouvrit de ses mains.

    — Je veux savoir pourquoi tu t'accroches autant à cet endroit. 

    Quand la réponse ne fut qu'un silence, Wasant formula sa supposition. 

    — Tu voulais être professeur ? Ou tu voulais essayer de vivre en haut d'une colline ?

    Cette fois, le patient secoua la tête pour dire non.

    — Ne me dis pas que c'était à cause de Phu… 

    Malgré l'air réticent sur son visage, le citadin secoua violemment la tête. Le médecin, qui était aussi très doué pour détecter les mensonges, sentait bien qu'il avait réduit les possibilités et tiré la dernière balle.

    — Ou c'était à cause de 'Thorfun' ?

    Le nom d'une fille morte que l'on s'attendait le moins à voir sortir de la bouche du docteur fit écarquiller les yeux de Thien. Il fit de son mieux pour dissimuler son étonnement en levant une main pour couvrir sa tête et se laissa tomber sur le matelas.

    — J'ai mal à la tête.

    Wasant vit comment l'homme acculé venait de se dérober à son emprise et décida de lui donner un peu de répit. 

    — Très bien, repose-toi un peu. Je vais demander à quelqu'un de t'apporter du riz bouilli dans quelques heures. N'oublie pas de prendre tes médicaments.

    Voyant le garçon hocher précipitamment la tête, il sortit discrètement de la pièce. En pensant à la conversation qu'il l'avait poussé à avoir, le médecin sentit une lourdeur s'installer dans son estomac.

    Si Kru Thorfun, décédée, était une protagoniste important de cette histoire, où se situait son ami dans ce triangle ?

     

    Le nouveau professeur resta cloué au lit, tant par la fièvre que par le traumatisme de l'incendie de l'école, pendant trois bons jours avant de se remettre sur pied. Il avait remarqué qu'il voyait moins le capitaine que lorsqu'il vivait dans sa propre cabane. Maintenant qu'ils vivaient dans la même maison, il se rendait compte à quel point l'homme était occupé.

    Il occupait à la fois la chambre à coucher et le matelas et le propriétaire de la maison devait dormir dans le lit pliant. Quand le capitaine allait au travail, il n'était pas réveillé. Le soir, il s'endormait avant que le capitaine ne rentre à la maison. Pourtant, il savait qu'il y avait une grande main chaude qui lui caressait la tête dans ses rêves... comme s'il était un petit garçon.

    Il se sentait beaucoup mieux. Après avoir parlé à un sergent qui lui avait livré du riz bouilli, du porc et des œufs en sauce brune, Thien resta tranquillement à l'intérieur de la maison, seul, jusqu'à ce qu'il en ait assez. Il fouilla dans la bibliothèque et découvrit qu'elle était remplie de livres militaires. Il en feuilleta quelques-uns, désintéressé, mais au moins cela tuait son temps.

    Il était presque vingt-et-une heures lorsque le capitaine revint à la base d'opérations. Il avait pensé que le garçon malade devait s'être endormi, alors il s'attarda pour parler avec ses hommes et les gardes forestiers du département des forêts de l'arrestation de bûcherons illégaux.

    Ces derniers jours, les fonctionnaires étaient proches de les arrêter et avaient eu plusieurs face-à-face. Mais ils n'avaient eu que les sous-fifres, pas les principaux responsables.

    Phupha marcha dans l'obscurité jusqu'à ce qu'il atteigne sa maison. La lumière du néon qui était encore allumée lui fit froncer les sourcils. Des yeux intenses fixèrent le patio à travers l'obscurité et virent une longue ombre projetée sur le sol. Le garçon était blotti sous une couverture, assis les jambes croisées, et somnolait avec un livre ouvert sur ses genoux.

    Il arracha le livre des mains du fauteur de troubles et lui tapa dessus. 

    — Pourquoi tu es assis dans le froid ici ? Tu pourrais avoir de la fièvre à nouveau.

    Thien se frotta les yeux en se réveillant. Une réponse s'échappa de ses lèvres sans le savoir.

    — Je t'attendais.

    Tous deux furent pris au dépourvu. Puis le garçon de la ville haussa la voix pour cacher son embarras. 

    — Je t'attendais parce que j'ai quelque chose à te demander ! Tu n'es jamais là.

    Mais il était trop tard. Le visage sévère était maintenant affublé d'un large sourire.

    — Je comprends. Tu es assis ici dans le froid et tu donnes du sang aux moustiques, tu n'es pas dans ton lit et tu ne te reposes pas, parce que tu as une question très importante à me poser, n'est-ce pas ?

    Thien déglutit bruyamment et hocha la tête, sans savoir ce que le capitaine voulait faire. Phupha qui portait un uniforme de camouflage vert kaki s'assit au sol, gardant un genou relevé, et se pencha vers lui.

    — Tu aurais pu simplement attendre à l'intérieur. Pourquoi tu te mets dans le pétrin ?

    Les mots étaient doux mais les joues de Thien rougissaient parce qu'il lisait entre les lignes. Ses mains se serrèrent en poings, sa bouche s'ouvrit et se ferma, et tout ce qu'il fit fut de fixer les larges épaules du capitaine qui entra dans la maison et rit de lui-même.

    Thien tira sur la couette, frustré de ne pas trouver la bonne réplique. Il se leva et entra dans la maison en tapant du pied pour énerver encore plus le capitaine, mais l'homme plus âgé était allé chercher sa serviette et avait disparu dans la salle de bain comme s'il avait lu dans les pensées du garçon.

    Quinze minutes plus tard, Phupha sortit avec la serviette autour de la taille, révélant sa large poitrine nue et bronzée. Il se pencha pour prendre quelques vêtements dans le placard, sentant un regard intense dans son dos.

    — Tu ne penses pas que je pourrais vouloir un peu d'intimité ?

    Entendant le sarcasme, le garçon qui était assis les jambes croisées renifla bruyamment. 

    — Si tu étais si prude, tu ne serais pas entré comme ça.

    — C'est ma maison, ma chambre.

    — C'est toi qui m'as permis de rester ici. C'est aussi la mienne.

    — Je t'ai donné le matelas. Ou peut-être que tu veux le lit pliant dehors ?

    — Pas question ! 

    Le cri de protestation desséché fit secouer la tête du capitaine en signe d'exaspération. C'était encore un enfant.

    Thien se renfrogna, irascible, et ses yeux se posèrent sur les cicatrices du corps du capitaine. Certaines étaient anciennes, d'autres récentes — des points de suture frais qui avaient encore un fil.

    — Tu as fait la guerre ou quoi ?

    Lorsque Phupha eut fini d'enfiler un pantalon de survêtement sous la serviette, il se tourna vers le jeune homme, l'air exaspéré. Depuis qu'il était tombé malade quelques jours auparavant, il se demandait si le cerveau du fauteur de troubles n'avait pas été tué par quelques virus.

    — Je suis un soldat, le gardien d'un pays. Mon travail est de me battre dans une guerre, non ? dit-il avec nonchalance comme si ce qu'il faisait n'avait pas tant d'importance que ça. 

    Il tendit la main vers une boîte médicale sur le haut de l'armoire.

    — Je sais. C'est juste que… 

    Il n'avait aucune idée que cela pouvait être aussi périlleux. Thien ravala ses paroles et se glissa lentement vers le capitaine qui s'était assis sur le sol pour soigner sa blessure. Le dos large et puissant était parsemé de cicatrices dues à une décennie passée à servir son pays.

    Un homme comme Thien, qui avait vécu une vie opulente, n'avait jamais réalisé combien de vies — des milliers et des dizaines de milliers — avaient été sacrifiées pour protéger la paix sur cette terre. Thien avait autrefois pensé que c'était quelque chose qui n'avait rien à voir avec lui, même si son père était lui-même un militaire, et pourtant il n'avait pas servi à une frontière. C'est pourquoi le garçon n'avait vu qu'un seul côté des choses — le pouvoir de son père et le confort qui l'accompagnait alors que ses subordonnés étaient toujours là pour répondre à ses moindres caprices.

    Le bout d'un doigt froid toucha doucement les bleus sur le dos nu, sans attendre un quelconque consentement. Le capitaine continuait à se montrer chez lui et il lui était sorti de l'esprit qu'un jour...

    Un jour, cet homme n'aurait peut-être pas la chance de revenir.

    Thien se mordit les lèvres assez fort pour saigner. Il tendit le bras et prit une boule de coton imbibée d'alcool dans sa main, son visage lisse et clair empreint de détermination.

    — Laisse-moi faire !

    Phupha fronça les sourcils, déconcertée par la raison pour laquelle le garçon criait comme s'il était furieux. 

    — Pourquoi tu t’énerves ?

    Le garçon ne répondit pas mais ordonna au commandant de la troupe de lever son bras afin qu'il puisse soigner le nouveau point de suture au flanc de l'homme. Il était plus doux que ce à quoi le capitaine s'attendait. Une fois qu'il eut appliqué la Bétadine(2), Thien posa une gaze sur la plaie pour éviter toute friction.

    — Pourquoi tu as choisi de devenir un soldat ? demanda finalement Thien. 

    Une fois de plus, le capitaine eut l'air perplexe.

    — Si tu veux une réponse classique, je dirais que je veux protéger et servir mon pays. Pour une réponse plus personnelle, je dirais que ce travail est trop peu payé mais que le bien-être est assez agréable.

    — Donc tu dis que tu n'as pas besoin d'être un soldat. D'autres emplois mieux payés offrent une meilleure protection sociale que de travailler pour le gouvernement.

    En voyant les yeux solennels de Thien, le capitaine ne sut pas quoi dire. 

    — Je...

    — Tu mens.

    Phupha se frotta le visage, mal à l'aise, mais laissa échapper un long soupir en décidant de lever un drapeau blanc. Il commença à raconter son histoire.

    — Ma famille... nous avons eu une vie difficile. Mon père était sergent dans un service d'ingénierie tandis que ma mère travaillait à son compte. Par chance, j'étais bon à l'école et j'ai passé un examen pour intégrer une école en ville. Mon père a payé mes frais de scolarité avec l'aide sociale de l'armée, mais j'ai quand même eu une vie plus difficile que mes camarades. En grandissant, je me suis toujours demandé pourquoi mon père travaillait dans un service public qui le payait moins de 6 000 bahts par mois. S'il avait travaillé comme mécanicien dans certaines usines, il aurait été payé près de dix mille. Ma vie aurait donc été meilleure. Mais un jour, mon père m'a emmené en haut d'une colline et m'a montré du doigt les immeubles en contrebas. C'est la première fois que j'ai réalisé à quel point cette terre était vaste. Mon père m'a dit que... mon travail était de protéger cette terre paisible. Son rang était peut-être petit mais son devoir était immense. Je me suis dit que je ne devais pas avoir honte de lui. J'aurais dû être fier de lui. Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé entre-temps, mais j'ai senti que ma détermination à devenir comme mon père n'avait pas faibli. Le moment le plus fier de ma vie a été lorsque j'ai été nommé capitaine et que j'ai tenu l'épée tout seul le jour de ma remise de diplôme.

    Le jeune capitaine ouvrit les yeux pour quitter ses souvenirs enfouis et leva ses mains pour serrer les fines épaules de l'homme qui était assis en face de lui.

    — Maintenant... c'est à mon tour de demander. Qu'est-ce qui t'a pris de me poser des questions sur mon passé ?

    Thien baissa les yeux, évitant le regard du capitaine qui ressentait une myriade d'émotions.

    — J'ai eu autrefois peur de mourir et je ne pourrai pas l'affronter quand ce moment viendra. Tu n'as pas peur chaque fois que tu pars en patrouille ?

    — Tout le monde a peur de la mort, Thien. 

    La voix de Phupha était plus douce que jamais. 

    — Je n'ai plus rien à craindre. Mes parents sont partis. C'est peut-être une bonne chose. Les chefs ne m'ont plus jamais transféré hors des frontières.

    Même si la dernière déclaration était censée être une blague, Thien n'avait pas envie de rire. L'officier regarda la main fine qui s'agrippait au pantalon de camouflage et sourit. Il se pencha vers lui, si près que leurs nez se touchèrent presque.

    — Mais si tu es 'inquiet' pour moi, je te promets que je prendrai mieux soin de moi.

    Avant que Thien ne puisse lever les yeux, il dut les fermer car des lèvres chaudes se posèrent sur son front et l'embrassèrent doucement et longuement.

    La douce sensation se propagea dans son cœur, le faisant battre et ronronner. Il leva la main pour agripper sa poitrine comme s'il avait mal et pressa son visage rougi contre le cou fort au parfum frais et propre, ne sachant que faire.

    — … quel homme mielleux.

    La réplique à son oreille fit glousser joyeusement le jeune capitaine. Peut-être, il n'y avait pas de début entre eux mais il souhaitait que ce moment dure pour toujours.

     

    Thien ne pouvait pas se rappeler comment ni quand il avait perdu connaissance la nuit dernière. Il se souvenait vaguement que le capitaine lui avait peut-être dit de prendre ses médicaments avant de se coucher, puis tout était devenu noir. Il s'était réveillé lorsque le soleil avait pénétré dans la pièce, comme tous les autres jours. Pourtant, aujourd'hui, il entendait des bruits de pas sur le parquet et des bavardages venant de l'extérieur de la chambre.

    L'homme qui commençait à se sentir mieux alla se brosser les dents et se laver le visage. Lorsqu'il sortit et ouvrit la porte, il constata que Phupha parlait à son meilleur ami médecin. Il regarda alternativement le docteur Nam qui affichait un large sourire et le capitaine impassible, se sentant méfiant, mais ne trouva rien d'anormal. Il s'avança et interrompit la conversation.

    — Tu as un jour de congé, capitaine ? Et toi, p'Doc Nam, tu es là bien tôt.

    — Il n'est pas tôt, Nong Thien. Il est presque dix heures. 

    Wasant le taquina et reçut un regard furieux en réponse. Avant que la tête brûlée ne puisse attaquer le médecin arrogant, Phupha l'interrompit pour apaiser la situation.

    — J'ai un jour de congé et j'ai demandé au docteur de t'examiner. Si tu as récupéré, alors il est temps de retourner au village. Les enfants ont dit que leur professeur leur manquait.

    Le mot "enfants" assombrit le visage de Thien qui se souvint de l'incendie criminel. Même s'il revenait, il n'y avait plus d'école sur la colline et plus d'outils d'enseignement et d'apprentissage.

    — Est-ce que les enfants sont tristes ? Il n'y a plus d'école.

    Le capitaine sourit doucement, comme la veille. Il tendit la main vers celle de Thien, comme pour le réconforter. 

    — Ils seront encore plus tristes si 'P'Crayon' n'est pas là avec eux.

    — Je veux voir ce qu'il reste de l'incendie.

    — Je vais t'y emmener, dit fermement Phupha. Mais maintenant, tu vas prendre une douche. J'ai déjà préparé un bain chaud pour toi.

    Thien acquiesça et retourna dans sa chambre sans mot dire. Sous ses lunettes, le docteur Wasant avait les yeux écarquillés par le choc.

    — Espèce de salaud ! C'est quel genre de sorcellerie ça !?

    L'homme accusé fronça profondément les sourcils. 

    — Quelle sorcellerie ?

    — Comment ça se fait que ton fauteur de trouble se comporte si docilement ? Comment ça se fait qu'un tel voyou se soit transformé en boy-scout !?

    Phupha leva la main pour arrêter son ami après avoir entendu des questions aussi ridicules. 

    — Tais-toi. Il n'y a pas de sorcellerie ou quoi que ce soit. Les choses n'ont pas été si mauvaises entre nous.

    — Ouais, c'est ça. 

    La voix de Wasant était pleine d'incrédulité.

    — Viens m'aider à prendre la nourriture dans la cuisine pour qu'on puisse déjeuner ici.

    — Tu penses que tu vas t'en sortir en changeant de sujet ? Je suis peut-être myope mais pas aveugle. J'ai vu comment tu lui tenais la main !

    Le capitaine qui descendait les escaliers s'arrêta dans sa course. Il se retourna pour tirer le médecin grande gueule par le cou avant qu'il ne puisse dire un autre mot.

    Dans l'après-midi, Thien avait déjà fait son sac et retournait à sa petite hutte. Alors qu'il marchait le long de la route qui longeait le village qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs jours, le professeur avait l'impression que tout était plus calme et plus solitaire que d'habitude lorsque les villageois partaient travailler aux champs. Il ne s'attendait pas à ce que tout le monde ressente aussi fortement que lui le fait que la seule école du village ait été incendiée. Pourtant, en voyant que tout le monde vivait sa vie comme si rien ne s'était passé, il ne pouvait s'empêcher d'être attristé.

    Ce qui restait de la petite école en bois n'était plus que des ruines calcinées que l'on démontait pour faire de la place. Le professeur volontaire regarda son ancien bureau et ne vit que l'unique mât de drapeau, se sentant déprimé. Alors qu'il s'apprêtait à demander au capitaine où se trouvaient les autres objets sauvés de l'incendie, il entendit les rires familiers des enfants.

    Le garçon de la ville tourna son visage fatigué vers le bruit et vit les petits corps de ses élèves courir vers lui en un grand groupe — avec des cerfs-volants et des avions en papier légèrement brûlés dans leurs mains. À l'arrière se trouvaient les villageois qu'il pensait partis travailler dans les plantations. Ils portaient l'armoire et les bureaux encore utilisables en haut de la colline.

    — Kru ! Tu te sens bien ?! Nous étions si inquiets pour toi. 

    Khama Bieng Lae qui portait les cahiers d'exercices restants s'approcha de Thien avec un grand sourire.

    — Oui… oui, je vais bien ! bégaya Thien en regardant les hommes et les femmes Akha qui avaient posé les meubles sur le sol. Je croyais que vous travailliez dans les plantations. 

    Il se sentait accablé au point de pouvoir pleurer.

    — Dès que le capitaine nous a dit que tu revenais aujourd'hui, nous sommes venus ici pour te voir. Les enfants disaient que tu leur manquais tous les jours.

    — Mais il n'y a plus d'école. 

    La voix chevrotante marmonna de manière inaudible comme s'il ne pouvait toujours pas accepter la vérité.

    — Il n'y a plus d'école, alors construisons-en une autre ! Même si elle était brûlée dix fois, nous la reconstruirions dix fois. Nous la reconstruirons encore et encore jusqu'à ce qu'ils en aient marre de la démolir ! 

    Bieng Lae rit et tapota l'épaule fine. 

    — Ne t'inquiète pas. Même si tu dois encore botter le cul de Maître Sakda, nous sommes là pour toi.

    Le chef du village se retourna pour crier dans son dialecte natal à son peuple, comme pour le rallier. Les villageois regardèrent le professeur et levèrent le poing en criant à l'unisson. Même s'il ne pouvait pas les comprendre, il en comprenait le sens.

    La dernière fois, ils l'avaient quand même averti de ne pas utiliser la force brute...

    Le citadin se laissa tomber en position accroupie et se couvrit le visage, cachant ses émotions. Ses épaules tremblaient et ses yeux étaient remplis de larmes chaudes. Il sourit d'une oreille à l'autre tandis que les larmes coulaient sur son visage.

    Le capitaine regarda les enfants qui se pressaient pour faire un gros câlin à leur professeur et ne put s'empêcher de sourire. Il était heureux d'avoir laissé Thien quitter la caserne et de revenir ici, même s'il voulait désespérément garder le garçon pour lui aussi longtemps que possible. Il s'approcha de Khama Bieng Lae et le remercia.

    — … Il n'avait jamais connu un tel traumatisme. Je pense qu'il se sent beaucoup mieux maintenant. Je suis vraiment reconnaissant, Khama.

    — Allez, capitaine. C'est ce que nous voulions faire dès le départ.

    Phupha prit un air sérieux. 

    — A propos de l'incendie criminel, la police a trouvé le principal coupable. C'était l'un des hommes de main de Maître Sakda. Mais même s'il a été arrêté, il a insisté sur le fait que c'était une vengeance personnelle parce que Thien l'avait frappé ce jour-là. Nous savons tous qui est derrière l'incendie mais nous n'arrivons pas à le coincer. 

    Bieng Lae secoua la tête, se sentant lassé.

    — Peut-être pouvons-nous l'arrêter pour d'autres crimes. Mes informateurs m'ont dit qu'il avait quitté la ville. Nous le trouverons peut-être dans la forêt. Surveillez vos arrières, Capitaine. Il a beaucoup plus d'hommes dehors que nous le soupçonnons.

    — Ma troupe les a combattus hier. Mais dommage qu'ils se soient enfuis. On n'a pas encore pu localiser leur base d'opérations.

    — Si nous trouvons quelque chose de suspect, nous vous le dirons tout de suite, dit fermement le chef du village comme il le faisait toujours. 

    L'officier hocha la tête, indiquant silencieusement qu'il avait confiance dans les compétences de l'aîné. Puis il alla aider les autres à enlever les débris de l'école calcinée.


    Notes

    (1) L'angioplastie coronaire transluminale percutanée : ACTP est une procédure endovasculaire peu invasive utilisée pour élargir des artères ou des veines rétrécies ou obstruées, généralement pour traiter l'athérosclérose artérielle.


    (2) Une célèbre marque de povidone-iode pour traiter les coupures et les blessures mineures.



  • Commentaires

    1
    Jeudi 9 Février 2023 à 09:54

    Encore un beau chapitre à lire, avec un doux rapprochement ♥♥

    Merci pour ce chapitre, hâte de lire la suite.

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