• Chapitre 83

    Chapitre 83
    La lanterne du Gardien

    Zhao Yunlan était stupéfait, mais il se retint de dire que c'était impossible. Au bout d'un moment, il demanda :

    — Quelle est l'année de Renwu ?

    — 2002, calcula le chat en s'aidant de ses griffes. Que faisais-tu à l'époque ?

    — Je faisais beaucoup de travail clandestin pour l'Ordre des Gardiens, se remémora Zhao Yunlan un instant. Mais cela interférait trop avec mes études. J'ai failli abandonner l'université pour devenir chasseur de fantômes, mais mon père m'en a empêché. Cette année-là, j'ai proposé de créer le SIU. Mon père a accepté et m'a aidé à le mettre en place. 

    Il fronça les sourcils. 

    — En parlant de ça, c'était mon père ou…

    Il s'interrompit. Devant le regard confus de Da Qing, Zhao Yunlan lui tapota la tête. 

    — Je te raconterai tout ça à notre retour.

    Zhao Yunlan se tourna vers la petite fille et lui demanda avec une attention délibérée : 

    — J'ai encore une question : comment vérifiez-vous l'identité de l'acheteur ? Cela n'a pas été écrit par le client lui-même, n'est-ce pas ?

    La petite fille leva la tête en affichant un sourire mystérieux. Une fillette de sept ou huit ans qui avait la même expression que la Grand-mère Enfant de Tianshan(1) pouvait sembler drôle, et dans d'autres circonstances, on pouvait se demander comment elle y parvenait, mais dans la Cité Fantôme, c'est à peine si c'était bizarre.

    Elle dit :

    — Bien sûr, mes comptes sont bien organisés. Le nom de l'acheteur et son identité correspondent à son inscription dans le Livre de la Vie et de la Mort. Doutez-vous de la validité de mes informations, Seigneur Gardien ?

    Zhao Yunlan inclina la tête et, sans un mot de plus, ramassa le livre et se dirigea vers la porte. Au moment où il s'apprêtait à sortir, il fait demi-tour sur une pensée soudaine. 

    — À quoi ressemblais 'je' quand 'je' suis venu acheter ce livre il y a onze ans, vous vous souvenez ?

    Les lèvres cramoisies de la petite fille se retroussèrent. 

    — Je ne m'en souvenais pas au début, mais maintenant que vous en parlez, vous me semblez familier. Si vous ne me l'aviez pas dit, je n'aurais pas pensé que plus de dix ans s'étaient écoulés.

    Elle indiquait que le 'Zhao Yunlan' qui était venu acheter le livre ressemblait à celui d'aujourd'hui.

    Zhao Yunlan baissa la tête et réfléchit un instant à ce qu'elle venait de dire, puis il la regarda à nouveau et dit : 

    — Merci beaucoup.

    Sur ce, il s'en alla d'un pas vif, Zhu Hong le suivant à la hâte. La petite fille l'appela doucement derrière le vieux comptoir. Sa voix n'était plus celle d'une enfant, elle était beaucoup plus grave et indescriptiblement misérable. 

    — Je suis peut-être trop pressée, mais je dois vous avertir, Seigneur Gardien : les présages indiquent un danger mortel pour vous un de ces jours. Vous feriez mieux d'être extrêmement prudent.

    Zhao Yunlan ne montra aucune réaction. Zhu Hong demanda rapidement : 

    — Quoi ? Quel danger mortel ?

    La petite fille les fixa, ses yeux noirs et artificiels, et son sourire raide et silencieux. Zhu Hong s'apprêta à reposer la question, mais Zhao Yunlan la retint en faisant un signe de tête à la petite fille.

    — Mais...

    — Elle nous aide parce que j'ai envoyé du bacon à son frère pour le Nouvel An. Combien penses-tu que quelques kilos de bacon peuvent nous rapporter ?

    Zhao Yunlan sortit rapidement dans la cour du magasin. Il jeta un regard d'avertissement à Zhu Hong et baissa la voix jusqu'à murmurer : 

    — Même si elle ose en dire plus, je n'oserai pas l'écouter. La Cité Fantôme n'a ni morale, ni politesse, ni même de logique ou de raison. On ne peut pas attendre des morts qu'ils agissent comme des vivants ; pourquoi penses-tu qu'ils sont confinés aux Enfers ? N'oublie pas qu'il n'est jamais bon de devoir une faveur aux morts.

    Zhu Hong resta silencieuse un moment, puis demanda : 

    — Pourquoi tu me dis ça tout d'un coup ?

    — Je n'ai qu'un petit nombre de subordonnées féminines, elles sont comme une espèce en voie de disparition. Les hommes sont des idiots durs à cuire qui ont besoin d'être battus. Ils font des courses et s'occupent de toutes sortes de monstres. Bien sûr, je suis réticent à l'idée de vous faire faire ça, dit Zhao Yunlan en souriant doucement. Mais j'ai mal calculé, je ne m'attendais pas à ce que tu partes un jour. Si j'avais su... Souviens-toi, ne te fais pas trop d'illusions. Même si tu cultives jusqu'au niveau de Nüwa, sous mon commandement, tu ne pourras jamais être qu'un administrateur, et quand tu retourneras dans ta tribu, tu ne pourras pas faire face à ces vieux briscards de serpents.

    Le nez et les yeux de Zhu Hong rougirent.

    — Chut, garde le talisman dans ta bouche, et garde tes larmes pour le moment où notre département te fera ses adieux. Ce n'est pas un endroit pour pleurer.

    Soudain, Zhao Yunlan s'arrêta et entraîna Zhu Hong derrière lui. Quelqu'un était apparu sur les dalles de couleur cyan à l'entrée de l'épicerie.

    Il ou elle était accroupi(e) sur le sol. Ses bras dépassaient ses genoux, ce qui lui donnait l'air d'un babouin imberbe. Ses doigts étaient très longs, quarante ou cinquante centimètres. Il n'avait pas de longs poils, son cou avait la longueur de deux paumes de main d'adulte et, la tête baissée, il pouvait toucher sa poitrine avec son menton.

    Il regarda Zhao Yunlan et sa bouche s'ouvrit en un sourire assez large pour atteindre ses oreilles. Il se leva, étira son cou, et sa tête entière tourna à 180 degrés. Mais à l'arrière de sa tête se trouvait un autre visage, tout droit sorti d'une histoire d'horreur ! Ses longs crocs de fantôme se déployèrent et il se précipita sur eux.

    Zhao Yunlan avait déjà sorti son arme et son doigt était sur la gâchette, mais avant qu'il ne puisse tirer, la créature à deux visages s'arrêta en plein saut et s'écroula sur le sol. Ce devait être très pratique d'avoir une tête avec deux visages différents. La créature se retourna, et son visage souriant était de nouveau tourné vers eux, montrant deux dents jaunes et brillantes.

    Il agita la tête en direction de Zhao Yunlan, son long cou se balançant, et se mit soudain à rire. Il se balançait d'avant en arrière, comme un canard qui pond des œufs, comme si Zhao Yunlan était soudain devenu un comédien.

    Celui-ci ne voulait pas d'ennuis ici. Il garda son arme pointée sur la créature, dirigea Zhu Hong sur le côté et commença à s'éloigner.

    Quand le fantôme à deux visages vit qu'ils étaient sur le point de partir, il siffla : 

    — Les hommes et les fantômes empruntent des chemins différents, les hommes et les fantômes empruntent des chemins différents...

    Cette phrase frappa Zhao Yunlan en plein cœur, et son visage s'assombrit. Il se retourna brusquement pour dévisager le fantôme. Le sourire froid et la voix glaciale, il dit : 

    — Je me conduis avec respect ici, et je ne veux pas être en mauvais termes avec le Monde Souterrain, mais tu m'insultes sans honte.

    La créature à deux visages pencha la tête, son sourire s'effaçant lentement, jusqu'à ce qu'elle se contente de lui jeter un regard étrange. Zhu Hong tira doucement sur sa veste.

    — Allons-y, chef Zhao.

    La main de Zhao Yunlan était crispée sur son arme, mais alors qu'il s'apprêtait à faire un pas, le fantôme à deux visages reprit la parole : 

    — Humains ou fantômes, il faut choisir. La voie humaine ou la voie des fantômes, tu dois choisir. Le monde humain ou le monde souterrain, tu dois choisir.

    Sa voix devint de plus en plus forte, jusqu'à ce qu'elle soit perceptible à l'oreille. Les trois mots "tu dois choisir" se répandirent dans les rues froides de la Cité Fantôme, résonnant de tous côtés, sonnant dans les oreilles comme un torrent qui ne s'arrêterait jamais. 

    D'innombrables fantômes et spectres émergèrent des briques cassées et des toits pourris, des fissures de la pierre et des souterrains. Leurs yeux brillaient d'une lumière étrange et ils regardaient autour d'eux, cherchant et chuchotant.

    Zhao Yunlan, qui tenait Zhu Hong dans ses bras, était inquiet, mais il réprimait fermement son malaise. Alors qu'il s'apprêtait à partir avec elle, la tête du fantôme à deux visages se retourna soudain dans un gémissement, le côté féroce et crochu de nouveau en avant.

    D'une voix dure comme le cri d'un hibou, il s'exclama : 

    — Il y a des âmes vivantes ici ! Il y a des âmes vivantes ici !

    Ses paroles furent comme verser de l'eau dans de l'huile bouillante. Il y eut un énorme tumulte de fantômes sifflant et hurlant. Sans hésiter, Zhao Yunlan tira, sa balle spéciale qui transperça le crâne de la créature et enflamma sa peau. En un éclair, il ne resta plus qu'un tas de cendres au-dessus des épaules de la créature.

    Mais de nombreux fantômes sauvages s'étaient déjà rassemblés, avec des expressions primitives et avides. Ils étaient comme des chiens sauvages voraces, avides d'énergie yang. Même le chat noir, le poil hérissé, ne pouvait les arrêter. La raison manquait cruellement.

    Zhao Yunlan poussa un juron et tira sur le fantôme le plus proche, faisant exploser sa tête en flammes. Il se dissipa en poussant un cri strident. Mais cela n'eut aucun effet dissuasif. Les fantômes qui pullulaient ne regardèrent même pas leur compagnon désintégré. La peur et la raison n'existaient plus pour eux, et la rue fantôme, jusqu'alors vide, était déjà surpeuplée. De plus en plus de fantômes surgissaient de toutes sortes d'endroits bizarres et se pressaient au point de provoquer une claustrophobie.

    Zhao Yunlan n'était venu que pour enquêter, il ne s'était pas préparé à se battre, et il se retrouva rapidement à court de balles.

    Zhu Hong se transformant en python géant et avalant quatre ou cinq fantômes d'un seul coup de mâchoire. Mais ce n'était pas suffisant : d'autres s'accrochaient à elle, certains grimpaient même sur ses écailles dures et les mordaient. Elle secoua son corps pour les repousser. Sa queue était aussi épaisse que la taille d'un homme adulte, et elle faisait voler les fantômes les uns après les autres. Ceux qui osaient la mordre, elle les chassait dans les airs et les réduisait en bouillie. 

    Mais ils étaient trop nombreux - comme le disait le proverbe : il était facile de se cacher des Seigneurs des Enfers, mais pas de leur cortège de fantômes.

    Ils étaient comme des sangsues dans la jungle, chacun d'entre eux cherchant le sang et l'énergie vitale, désireux de les sucer à sec. 

    Une demi-douzaine d'entre eux étaient encore aux prises avec Zhu Hong. Chaque fois qu'elle en repoussait un, il se jetait à nouveau sur elle. L'un d'entre eux marcha même sur sa poitrine, près de son cœur, et arracha impitoyablement l'une de ses écailles avec ses longs ongles. 

    Puis une dague féroce s'abattit sur le fantôme qui tenait l'écaille et lui coupa le crâne en deux.

    Étrangement, alors qu'il se dissipa rapidement dans le vent, le fantôme tentait encore d'étirer son cou et de lécher la plaie toute fraîche.

    Zhao Yunlan, qui maniait la dague, perdit presque son sang-froid. 

    — Est-ce qu'ils pensent à autre chose qu'à se goinfrer ?

    Il attrapa le bout de la queue de Zhu Hong et tira dessus. 

    — Rétrécis, vite !

    Zhao Yunlan continua de balancer sa dague à la manière de Fruit Ninja, tout en parlant, tranchant la tête des fantômes qui avaient osé s'approcher. Puis il recula, et même dans cette crise, il réussit à trouver deux secondes pour enlever sa veste et la serrer contre sa poitrine. C'était tout à fait le geste du "Les têtes peuvent se briser et le sang peut couler, mais ne mets pas une goutte d'huile sur mes vêtements".

    Malheureusement, lorsque Zhu Hong pensa à la raison pour laquelle elle lui était si précieuse, elle ne trouva pas cela drôle.

    Suivant la suggestion de Zhao Yunlan, elle se transforma en un minuscule serpent aussi fin qu'un doigt, se glissa dans la manche de Zhao Yunlan et s'enroula autour de son poignet. Zhao Yunlan se baissa pour ramasser Da Qing, qui n'était plus qu'une misérable boule de poils noire. Il jette un talisman de vent et alluma à contrecœur le peu qui restait du feu de Samadhi dans son briquet.

    Le vent astral et la boule de feu flamboyante réagirent immédiatement l'un à l'autre, balayant la ville comme un dragon de feu, et toute la Cité Fantôme se mit à hurler comme une banshee.

    Zhao Yunlan se frotta le dos de la main, où un fantôme féroce avait laissé trois égratignures sanglantes. 

    — Ce danger mortel ne devait pas arriver si vite, n'est-ce pas ? Cette fille se moquait-elle de moi ?

    Mais il n'osa pas attendre, il se protégea du feu rugissant et courut vers la sortie.

    Ils coururent jusqu'aux portes de la ville, mais elles étaient fermées. Zhao Yunlan se retourna. Les fantômes fous et affamés avaient même commencé à engloutir le feu de Samadhi, s'élevant dans le ciel comme des oiseaux sans ailes. Ils flottaient plus haut, portés par leurs énormes ventres, jusqu'à ce qu'ils explosent. Les autres fantômes n'en perdaient pas pour autant leur appétit.

    Tels des papillons de nuit attirés par la flamme, ils se précipitaient vers le brasier, vague après vague. Contre toute attente, leur assaut incessant rongeait le dragon de feu.

    Da Qing cria " Miaou ! Miaou !", ses griffes acérées tirant inconsciemment sur les cheveux de Zhao Yunlan. 

    — Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

    Zhao Yunlan dit d'un ton calme : 

    — Passer à travers, quoi d'autre ?

    Sur ce, il sortit son téléphone portable et prit plusieurs clichés des fantômes monstrueux qui se précipitaient vers eux. Puis il sortit calmement le fouet du Gardien et remit le portable dans sa poche. 

    — Je vais en faire ma nouvelle photo de profil.

    Da Qing s'écria : 

    — Tu es malade ? ! Tu es encore d'humeur à prendre des photos à un moment pareil ? Tu vas faire une photo de groupe avec eux pour prouver que tu étais là et la garder en souvenir, espèce d'abruti ?

    — Pourquoi tu cries ? demanda Zhao Yunlan en repoussant impatiemment la tête du chat gémissant loin de son oreille. Ce n'est rien. Ma femme s'est enfuie et je ne me suis même pas plaint.

    Da Qing resta sans voix. Il n'avait aucune idée de ce qui s'était passé, mais Shen Wei avait manifestement mis Zhao Yunlan dans tous ses états. 

    C'est alors que Da Qing jeta un coup d'œil à l'expression détendue de Zhao Yunlan et réalisa qu'il s'agissait peut-être de la façon dont cet idiot d'humain se déstressait, comme s'il sautait à l'élastique après avoir eu le cœur brisé. Zhao Yunlan considérait-il cela comme une sorte de sport extrême pour se défouler ? Da Qing le connaissait depuis assez longtemps pour ne pas lui en tenir rigueur. 

    Le feu de Samadhi s'éteignit et les derniers vestiges du dragon de feu disparurent. Alors que les fantômes les assiégeaient comme dans un film de zombies, le fouet du Gardien fendit l'air, rompant le silence de mort de la Cité Fantôme pour la première fois depuis des milliers d'années.

    Zhao Yunlan sentit une puissance inconnue envahir la main qui tenait le fouet. Au début, c'était saccadé, mais il s'y habitua rapidement... comme si cela avait toujours fait partie de lui, comme si quelque chose se réveillait brusquement.

    Soudain, un trou de taille humaine fut percé dans la porte de la ville derrière eux. Un homme tout de noir vêtu y pénétrant, la tête haute. Il posa une main ferme sur le bras de Zhao Yunlan, faisant rouler le fouet de la pointe à la poignée et l'enroulant autour de son bras, où Zhu Hong l'attrapa dans ses mâchoires.

    Une longue lame apparut dans ses mains et il la balança au-dessus de la moitié de la Cité fantôme. La ville trembla jusqu'à ses fondations, émettant un bourdonnement sourd, et d'innombrables fantômes regrettables périrent sous sa lame.

    L'homme saisit ensuite Zhao Yunlan par la taille et l'entraîna à travers le trou de la porte, laissant derrière lui cette ville infernale.

    Une fois en sécurité, Zhu Hong se laissa tomber au sol et se retransforma en humaine. Elle s'écria, heureuse et surprise :

    — Tueur de Fantômes, Votre Honneur !

    Son formidable sauveur, Son Honneur le Tueur de fantômes, se contenta de répondre : 

    — Pourquoi êtes-vous ici ?

    L'expression étrangement calme de Zhao Yunlan céda enfin. Fatigué jusqu'à l'épuisement, il laissa Da Qing tomber au sol, s'avança sans aucune formalité et embrassa le Tueur de Fantômes craint et admiré. Il lui dit calmement :

    — Reviens à la maison avec moi.

    La pauvre Zhu Hong qui venait de redevenir humaine, était encore un peu chancelante sur ses pieds. Témoin de cette scène, elle tomba à terre en état de choc. 

    ...Être poursuivie par des millions de fantômes affamés n'était pas si grave après tout. 

     


    Notes
    1/ 天山童姥 (Tianshan Tonglao) est un personnage du roman 天龙八部 ( « Demi-Dieux et semi-démons ») - c'est une grand-mère de 96 ans qui a l'air d'une enfant.


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