• Chapitre 29 - Monster

    Chapitre 29

    La journée a filé comme un éclair. Après que Ohm m'ait rattrapé, on a passé des heures à organiser le face à face. Je suis tellement tendu que j'ai dû mal à me rappeler ce qui est prévu. Les seules choses que je sais, c'est que la police ne se trouve pas très loin, cachée et prête à intervenir et que Ohm me tient la main.

    On est caché dans les buissons, mais je ne loupe rien de la vue. Le même jardin délabré, la même odeur désagréable et ce bruit qui me semblait étrange dans mes rêves et qui est simplement le générateur en train de tourner.

    — Il a acheté cette maison il y a … plus de 25 ans. Il avait dans l'idée de la retaper et de pouvoir y vivre avec sa femme. 

    Je tourne la tête quand la voix de mon oncle me sort de mes pensées. Depuis que l'on sait qui est l'homme qui a tué ma famille, il est silencieux, le visage fermé et je sais qu'il souffre énormément à cet instant. Je tapote maladroitement son épaule et il me regarde en souriant tristement avant de passer sa main dans mes cheveux. 

    — Je suis désolé.

    — Pourquoi tu t'excuses Fluke ? C'est plutôt moi qui devrais me sentir mal. J'étais aveugle, j'étais leurs amis et je n'ai rien vu… 

    Sa voix s'affaiblit puis s'éteint, il se sent coupable et devra vivre avec ça pour le reste de sa vie. Du coin de l'œil, je vois que Nine tente de le consoler comme moi.

    — Le soleil se couche dans moins de vingt minutes. 

    Ohm prend la parole et on sent toute la tension présente dans sa voix. Je sais qu’il voudrait me prendre sous son bras et m’emmener très loin d’ici. Il n’est pas d’accord avec le fait de me laisser rentrer seul dans la maison et de lui faire face. Il fixe la maison comme si cela pouvait forcer Krissada à sortir et m’éviter ainsi de devoir faire face à mon cauchemar. 

    — On peut encore trouver un autre plan…

    Je me rapproche de lui, place ma main sur son épaule et me colle contre lui. Je dépose un baiser sur son épaule avant d’y poser le front en soupirant. Sa large main caresse lentement ma tête et on reste comme ça quelques minutes en silence. 

    — Je vais y arriver Ohm. Namtan pourra m’entendre et intervenir. Je dois juste… être sûr qu’ils vont bien et qu’il ne leur fera rien le temps que la police arrive. Je ne me le pardonnerais pas si l’un d’eux était blessé.

    — Je sais… c’est juste que… te savoir seul face à lui… je n’aime pas ça.

    Son attention est toujours portée sur la maison, comme si soudain, il était devenu capable de voir à travers les murs. Je soupire doucement avant de me redresser et de prendre son visage entre mes mains. J’aime qu’il ne se sente pas obligé de se montrer fort avec moi, qu’il me fasse part de ses peurs et de ses faiblesses.

    — Je te promets de ne rien faire d’inconsidéré. Je dirai le mot dès que je saurai qu’ils vont bien et ensuite je les occupe juste le temps que Namtan arrive.

    Je l’attire et l’embrasse doucement, je sens le regard de nos amis, de mon oncle, mais je m’en fiche. C’est un baiser chaste, doux, rapide et qui me donne la force nécessaire pour ce qui va suivre. 

    Je lance un regard aux autres, je tente de leur montrer que je suis fort, déterminé et que tout va bien se passer. Je fais un petit signe de tête avant de lâcher Ohm et de sortir de ma cachette. Je ne me retourne pas, sans quoi, je serai incapable de faire ce que je dois faire. Parce que si j’ai voulu me montrer fort, je ressens en fait une peur immense, j’ai les jambes qui tremblent tellement que je me demande comment elles peuvent encore me porter. 

    Je sors du couvert des bois et me stoppe brusquement en observant la cour. Un long frisson me parcourt alors que les souvenirs me reviennent plus clairs que jamais. Prendre une inspiration tremblante est difficile car j’ai déjà l’impression de suffoquer. Je ne sais pas ce qui me permet de me remettre en route, mais l’idée de les savoir tous entre ces quatre murs, la menace qui plane sur Joong, tout cela me rend plus déterminé que jamais. Ma peur n’est pas assez grande pour faire demi-tour et abandonner ma famille, pas alors qu’aujourd’hui, j’ai la possibilité de pouvoir la sauver. 

    Il y a sept ans, j’avais fait le chemin inverse, courant pour ma vie. Aujourd’hui, je ne suis plus cet enfant faible et perdu. Grâce à Ohm et aux autres, je suis devenu un adulte et même si je ne suis pas totalement guéri, même si je ne suis pas encore très fort, je suis déterminé à ce que le monstre fasse définitivement partie de mon passé. Plus j’approche et plus le bruit me semble assourdissant, ma respiration se calque sur le chuintement rapidement du générateur.

    Je veux juste vider mon esprit, ne pas laisser mes émotions prendre le dessus, mais c’est difficile, surtout quand je me trouve devant la porte. Je tends l’oreille, passant ma main sur mon torse où se trouve le petit micro que Namtan a soigneusement caché, elle peut m’entendre, mais pas moi. J’avoue que même si son argument tient la route, à savoir que le risque de se faire prendre est plus grand si elle me parle, sa voix m’aurait bien aidé à tenir le coup.

    Je lève la main pour toquer avant de me stopper à mi-chemin, c’est sûrement ridicule de le faire, j’ai du mal à imaginer qu’il vienne gentiment m’ouvrir la porte pour m’inviter à entrer. Je veux me retourner, juste regarder vers eux, même si je ne les vois pas, au moins sentir leur force pour pouvoir poser la main sur la poignée et entrer. Pourtant je ne le fais pas, j’arrive parfaitement à imaginer Krissada en train de m’observer et je ne veux pas qu’il se doute que je ne suis pas seul. 

    Je souffle, expulsant tout l’air de mes poumons et j’abaisse la poignée. La porte n’est pas fermée à clé et elle s’ouvre lentement en grinçant. Comme dans mes souvenirs, la pièce est plongée dans la pénombre, tous les rideaux sont tirés et au vu de l’odeur, les fenêtres n’ont pas dû être ouvertes depuis longtemps.  La seule chose qui a changé, ce sont les chaises agencées en rond où se trouvent tous ceux qui me sont chers. 

    Aucun d’eux ne bouge et aussitôt mon cœur s’emballe, j’oublie toute prudence et me dirige vers eux en quelques enjambées. Joong est le plus proche de moi et sans hésiter je saisis son visage entre mes mains. 

    — Joong ? Joong, tu m’entends ? 

    Je me mords fortement les lèvres pour ne pas laisser couler les larmes qui menacent de couler. J’ai un sourire soulagé quand il cligne à plusieurs reprises des yeux et que nos regards se croisent. Le mien est heureux car il semble aller bien, le sien se remplit d'effroi.

    — Pourquoi tu es venu ?

    Il regarde autour de lui nerveusement et tire sur les cordes qui entourent ses bras, sans grand succès. Sans répondre et sans attendre, je me dirige vers Prem qui se trouve juste à côté de lui et le secoue avec douceur, soulagé là aussi de ne trouver aucune blessure visible.

    — Fluke ?

    Il se redresse tout aussi rapidement que son ami, surpris de me trouver là. 

    — Restez calme. Vous savez où il est ?

    Son absence alors que l’on est si proche du coucher de soleil me stresse plus que s’il était présent. Les garçons secouent la tête et je me dirige vers Chermarn qui ouvre les yeux en sursautant quand je m’approche d’elle et je lui souris pour la rassurer.

    — Je t’en supplie… dis-moi que tu n’es pas venu seul ?

    Elle murmure, je dois tendre l’oreille pour l’entendre et je comprends qu’il n’est pas loin, mais qu’elle a besoin de se sentir rassurer, alors je lui fais un petit signe de tête qui, je l’espère, lui fera comprendre que la cavalerie n’est pas loin. 

    Je me tourne vers les deux derniers et je grimace un peu, ils sont tous les deux blessés, le sang a séché sur leur visage et j’espère juste que ce n’est pas trop grave. Je me dirige déjà vers Boun, mais il ouvre doucement les yeux et me sourit, il est épuisé et pas au mieux de sa forme. 

    — Je vais bien Fluke… va voir Joss, il n’a pas bougé depuis un moment, je suis inquiet.

    Je hoche la tête et fais aussitôt ce qu’il me demande. 

    — Joss ? Tu m’entends ?

    Je lui secoue doucement l’épaule me penchant pour l’observer. Son visage est complètement détendu et s’il n’y avait pas tout ce sang, on pourrait penser qu’il est juste endormi paisiblement. Mon cœur accélère, la peur me tord le ventre et ma main tremble quand elle se pose sur son cou.

    — Ne bouge pas, continue ce que tu fais…

    Sa voix n’est qu’un souffle et je me retiens de justesse de pousser un cri. Personne ne l'entend mis à part moi et je dois faire preuve de retenue pour continuer à sembler inquiet pour lui. 

    — Détache la corde discrètement. 

    J’ai levé les yeux, sa bouche bouge à peine et je ne sais pas comment m’y prendre. Heureusement, la voix de Chermarn s’élève et elle m’aide sans le savoir à reprendre contenance et à mener ma mission à bien.

    — Fluke, il va bien ? 

    — Je ne sais pas, je ne sens pas son pouls. 

    Je me penche vers lui, posant ma tête contre son torse et j’arrive à atteindre le nœud sans que personne ne le voie. Je me mords la lèvre en me concentrant pour le défaire le plus rapidement possible, mais les questions incessantes des autres ne m’aident absolument pas. Je pousse un petit soupire quand j’arrive enfin à desserrer le nœud, mais je fais alors un bond en arrière en poussant un cri de frayeur.

    — Je ne pensais pas avoir frappé si fort pourtant…

    La voix du monstre me parvient aux oreilles, il est derrière moi et la peur qui est passée au second plan depuis que je les ai trouvés me revient en pleine figure. Mon sang quitte mon visage alors que lentement je me tourne vers lui. Je suis pris d’une envie de vomir alors que je croise son regard sombre et rempli de folie.

    — Il… Il… il faut appeler les… les secours…

    Cette fois, je n’ai aucun mal à jouer la comédie, je suis terrifié et mon bégaiement est réel. Le plan ne me semble absolument plus une bonne idée maintenant que je suis face à lui et que je me bouche les oreilles quand il se met à rire. Pourquoi j’ai été stupide, pourquoi je ne les ai pas tous détaché rapidement quand je suis arrivé, ils seraient tous en sécurité maintenant.

    — Je suis désolé mon grand, mais ça ne va pas être possible maintenant.

    Il s’approche lentement de nous. A la main, il tient un long couteau de cuisine qu’il tape doucement contre sa cuisse. 

    — On a du boulot toi et moi. 

    Je frissonne violemment quand il s’arrête entre Joong et Prem. Je suis paralysé, incapable de faire un mouvement, incapable de parler et de réfléchir correctement, j’ai de nouveau onze ans, je fais de nouveau face au monstre.

    Il fait un pas vers moi, un petit sourire sadique au coin des lèvres. Je sais ce qu’il va faire, je sais que cette fois, je ne pourrai pas m’échapper. Il va reprendre là où il s’est arrêté il y a sept ans, sauf que cette fois, je vais mourir sous ses coups de couteau. 

    — Fluke !

    Une voix me parvient, elle semble lointaine, assourdie, comme si on me parlait derrière une vitre.

    — Fluke, reprends-toi, tu es fort, tu peux le battre. 

    Je tourne lentement la tête pour croiser le regard de Prem qui me fixe sans ciller. Je prends une grande inspiration, puis hoche lentement la tête, avant de pousser un cri quand Krissada frappe violemment Prem au visage qui bascule sur le côté et reste inconscient au sol. 

    — La ferme !

    — Tu as promis de ne rien leur faire si je venais, pourquoi tu fais tout ça ?

    Je hurle, un incendie se déclenche dans ma gorge soudain trop sollicité. J’ignore Boun qui appelle désespérément l’homme qu’il aime en s’agitant sur sa chaise pour se libérer. J’ai tout oublié du plan, du code pour faire intervenir les autres, je veux juste lui faire du mal, le blesser comme il m’a blessé.

    — Parce que ton père m’a volé l’amour de ma vie. Parce qu’au lieu de la chérir, de la vénérer, il l’a trompée. Il allait la quitter pour vivre avec cette femme, il allait ruiner sa vie, la laisser seule sans aucun regret. Alors j’ai pris la décision, moi j’allais la rendre heureuse, j’allais lui donner tout l’amour qu’elle méritait. Par contre, lui devait disparaître. Pour qu’elle puisse vivre heureuse, je devais effacer toute trace de sa première vie. Lui, mais aussi vous, les abominations qu’il avait amené sur terre et qui auraient sans cesse rappelé à l’amour de ma vie ce qu’il lui avait fait. 

    Il hurle aussi fort que moi et ses paroles blessent autant que ses coups de couteau. J’entends que les autres me parlent, qu’ils essaient de me ramener à la raison, mais je ne comprends pas leurs mots.

    — Alors pourquoi la tuer ?

    J’ai la respiration courte, je n’arrive pas à croire que ma famille ait été décimée pour une raison si futile. J’ai beau essayer de comprendre je n’y arrive pas, encore moins quand il éclate de rire en se grattant l’arrière du crâne. 

    — Qui a dit qu’elle était morte ? 

    Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, ma bouche s'entrouvre pour lui répondre, mais je suis stupéfait. Au cours de toutes ces années, je n’ai jamais envisagé que ma mère puisse être encore en vie. Il était venu la chercher en premier, l’emportant. On l’avait entendu pousser un hurlement puis il y avait eu un silence glaçant avant qu’il ne vienne chercher mon père. 

    — Um, vient donc dire au revoir à ton fils avant que je ne finisse de te libérer de ton ancienne vie.

    Le temps semble s’être suspendu quand sa phrase se termine. La peur et l’espoir se mélangent et quand la porte de la cuisine s’ouvre en grinçant, de lourds sanglots me déchirent la poitrine. Je n’arrive pas à la reconnaître, elle est maigre, le visage déformé par la peur alors qu’elle porte un collier en cuir autour du cou, collier rattaché à une chaîne qui l’empêche de passer le pas de la porte. 

    — Maman…

    Ma voix est presque éteinte et mon corps se met à trembler violemment. Elle est en vie, elle vit avec le monstre depuis sept ans alors que moi… moi… Alors que jusqu’ici tout semblait se dérouler au ralenti, tout s’accélère soudain. Ma mère pousse un cri, la porte d’entrée s’ouvre avec fracas et quelque chose me projette soudain au sol. Je tombe lourdement en laissant un souffle rauque s’échapper de ma bouche. Sans attendre je lève les yeux pour tenter de comprendre ce qui vient de se passer et de l’effroi se peint sur mon visage.

    — Joss ! 

    Je pose ma main sur ma bouche, Krissada a profité que toute mon attention soit focalisée sur ma mère pour attaquer. Il allait me tuer, achever son oeuvre. Seulement Joss, qui s'était en partie libéré, m’a poussé et a pris ma place. Le couteau est profondément enfoncé dans son flanc droit. 

    — Noon !

    La voix de Namtan résonne dans la pièce et, alors que Krissada allait me sauter dessus, sûrement dans l’idée de me tuer à mains nues, mon oncle le pousse brutalement. Je sursaute quand je sens une présence à mes côtés, mais c’est simplement Ohm qui est agenouillé près de moi. Je n’arrive pas à réagir, il y a beaucoup trop d'informations à gérer et je peux juste regarder tout ce qui se passe autour de moi.

    Namtan qui se précipite vers Joss, Nine qui s’occupe de détacher Chermarn, Boun qui le supplie de s’assurer que Prem va bien, ma mère qui tente de s’approcher mais ne peut rien faire à cause de la chaîne et mon oncle qui se bat encore avec celui qui a été son meilleur ami durant des années. Est-ce que je suis en état de choc ? Sûrement, car rien ne semble m’atteindre, j’ai l’impression d’être vide, isolé du monde entier. 

    Même quand un craquement sonore résonne dans la maison, je ne sursaute pas, j’ai l’impression d’être indifférent à tout, tout en ayant peur pour chacun d’eux. Krissada a réussi à se débarrasser de mon oncle qui est sonné dans ce qui semble être les débris d’une table basse. Krissada croise mon regard, il y a de l’hésitation, il veut finir l'œuvre de sa vie, mais il sait qu’il n’est plus en position de force. Il choisit alors la solution de repli, celle qui lui permettra de panser ses plaies et de trouver un nouveau plan. Il fuit hors de la maison, partant sûrement se cacher dans une autre de ses planques.

    Mon coeur fait un bond dans ma poitrine, je ne peux pas le laisser fuir, je ne peux pas lui laisser l’occasion de revenir dans ma vie pour blesser les gens que j’aime à nouveau, je ne peux pas laisser la mémoire de mon père, de mon frère et de ma soeur être bafouées à nouveau en le laissant s’échapper. Je sens une fureur m'enserrer le ventre d’une poigne glaciale, je veux qu’il souffre, qu’il ressente exactement ce qu’il a fait aux miens, je veux me venger.

    Ohm est allé voir Prem, tout le monde est occupé à gérer les blessés et aucun d’eux ne me voit me lever, une expression déterminée sur le visage. Quand je les entends m’appeler, j’ai déjà passé la porte, je ne me retourne pas pour les voir, à la place, je ramasse ce qui ressemble à une longue matraque en métal. Krissada disparaît à l’orée de la forêt et contrairement à sept ans plus tôt, c’est moi qui prends le monstre en chasse.

    Je cours à travers les arbres, je le suis en écoutant sa course folle à travers les branchages. Je ne sais pas ce que je veux, je ne sais pas jusqu’où je serai capable d’aller. Est-ce que je pourrai le tuer ? Habituellement, j’aurais dit que non, mais là, j’ai l’impression que c’est une bête qui a pris possession de moi, une bête qui est née de son massacre, une bête qui se cache depuis longtemps au fond de moi, qui se nourrit de ma peine, de ma colère et qui est bien décidée à lui rendre la monnaie de sa pièce.

    Je ne sens pas les petites branches qui éraflent mon visage, mon cou et mes bras. En fait, pour le moment, je ne suis qu’une coquille vide. Je déboule hors des bois, je ne sais même pas où on est, je ne vois que lui. Il me tourne le dos, les mains appuyées sur ses genoux, il tente de reprendre sa respiration. Je n’ai pas le temps de réfléchir, en trois pas je m’approche de lui, je lève mes bras, tenant la tige métallique à deux mains et d’un coup sec je l’abaisse, frappant fortement le monstre au bas des reins.

    Il s’effondre sur le sol dans un grognement sourd et moi, c’est comme si le monde recommençait à tourner rond. Je me rends compte de ce que je viens de faire, je n’aime pas la violence, je n’aime pas faire mal aux autres et là je me suis laissé emporter. Si je le blesse alors je ne vaux pas mieux que lui. Mon arme échappe à mes mains tremblantes et tombe au sol, je me sens épuisé, comme si les sept dernières années me revenaient soudain comme un boomerang.

    Son rire s’élève, malaisant. Il fait naître la peur en moi, mais je n’ai même pas le courage de me boucher les oreilles. Je dois me concentrer pour tenir sur mes jambes, pour ne pas me laisser tomber, me rouler en boule et abandonner totalement. 

    — Tu aurais dû rester avec les autres, petit. Je pensais te laisser en paix pour le moment.

    Il se retourne vers moi et je ne peux pas empêcher un gémissement de passer entre mes lèvres. J’ai été stupide, je me suis laissé aveugler et je ne peux que penser à Joss qui est peut-être mort à l’heure actuelle pour me sauver et moi… je viens de me jeter dans la gueule du loup. Je ne comprends pas ce que je fais là, au bord de ce ravin, perdu au milieu de la forêt avec le monstre qui me hante jour et nuit depuis de nombreuses années. Je veux repartir, je veux retourner auprès de ceux qui m'aiment et avoir la chance de serrer au moins une fois ma mère dans mes bras. 

    — Mais je ne vais pas me plaindre, on est enfin seuls toi et moi et je vais pouvoir finir le boulot.

    Je recule d’un pas, puis deux, mais en deux enjambées claudicantes il me rattrape, me saisit par le col et me soulève, m’obligeant à me mettre sur la pointe des pieds. On plonge dans le regard de l’autre et sa folie me submerge, j’ai l’impression d’étouffer et il me faut un moment pour me rendre compte que c’est parce qu’il serre tellement fort mon col que j’ai du mal à respirer. 

    — Et bien alors, petit, on ne dit plus rien ? Pourtant, je sais que tu peux parler, supplie-moi comme quand tu étais petit, montre-moi que tu veux vivre.

    Il éclate de rire en finissant sa phrase, ses dents mordant fortement sa lèvre inférieure. Je suis incapable de lui répondre, je n’en ai pas la force, pas l’envie, en tout cas, aucun son ne passe mes lèvres et la colère se peint sur son visage. 

    — PAAAAARLE ! 

    Il me secoue comme si je n’étais qu’une vulgaire poupée de chiffon, mais même ça, ça ne me fait pas réagir. Un couinement de douleur, un éclair de lucidité, je prends une profonde inspiration, alors que ma joue me brûle là où il m’a frappé. Le visage de Ohm, de ma mère, de mon oncle et de tous ceux qui se battent pour moi depuis le début s’impose à moi, je dois me battre, je dois me sortir de là. Il me pousse brutalement, je ne m’y attendais pas et me retrouve allongé de tout mon long sur le sol boueux. Des larmes silencieuses dévalent mes joues et sans hésiter, je cherche à fuir, je rampe pour tenter de me mettre à l’abri, mais je sais déjà que c’est inutile. 

    — Tu n’es vraiment pas drôle, je n’ai plus envie de jouer maintenant. On va en finir tout de suite. 

    Sa voix est ennuyée, il n’est pas en colère, il n’est pas joyeux, il n’y a rien dans sa voix, elle est vide. Sa main se pose sur ma cheville et je glapis quand il serre trop fort et mes ongles s’enfoncent désespérément dans la terre puis je pousse un cri quand il commence à me tirer vers le ravin.

    Ma peau est éraflée à plusieurs endroits, mais je sais que la douleur actuelle n’est rien par rapport à ce qui m’attend quand il me jettera dans le vide. Je tente de m’accrocher aux pierres, aux branches et à tout ce qui se trouve à ma portée et qui pourrait me faire gagner de précieuses secondes. Je ne sais pas ce que j’espère, je suis seul avec le monstre, personne ne sait où on se trouve et… mon cœur bondit dans ma poitrine quand le bruit de pieds courant sur le sol se fait entendre. Le bruit d’un impact sourd résonne, la prise sur ma cheville disparaît. Je me retourne sans attendre pour voir mon oncle au prise avec Krissada. 

    — Ne le touche pas, enfoiré.

    Je ne l’ai jamais vu comme ça, la haine peinte sur son visage combat la peine, mais il semble déterminé à arrêter l’homme qui a ruiné tant de vies. J’essaie de me relever, mais mes jambes refusent de me porter, alors c’est presque en rampant que je cherche à les rejoindre, jusqu’à ce que deux mains se posent sur mes épaules me faisant hurler de terreur. 

    — Ne bouge pas, calme-toi. 

    Mon coeur bat furieusement dans ma poitrine, mais la voix douce d'Ohm me rassure suffisamment et mon corps se ramollit. Il m’attire dans son étreinte et j’éclate en sanglots. Impuissant, je ne peux que regarder le monstre et celui qui est devenu mon père au fil des années se battre. 

    — Ne me fais plus jamais une frayeur pareille… 

    Sa voix se veut sèche, mais elle craque à la fin et il étouffe difficilement un sanglot. Je voudrais lui répondre, m’excuser, mais je n’en ai pas le temps, puisque soudain, devant nos yeux impuissant, l’impensable se produit. Alors que mon oncle semblait avoir le dessus, alors qu’au loin on entendait arriver la police, Krissada pousse un rire de dément avant de se précipiter vers le ravin, entrainant Wanchana avec lui. 

    — Noooon ! 

    Je me redresse alors que Ohm et moi on crie à l’unisson. Mon oncle nous regarde, un petit sourire au coin des lèvres, comme s’il était heureux de nous savoir en sécurité, puis il disparaît, chutant silencieusement, seulement accompagné par le rire sans fin du monstre.

    On reste un moment immobile sous le choc, puis quand le bruit d’un impact se fait entendre, quand le rire s’interrompt soudain, on bouge comme un seul homme. Enfin, j’arrive à bouger parce que Ohm m’entraine avec lui, me portant à moitié et on se tu  qui se plantent dans mon cœur.

    A plus d’une dizaine de mètres en contrebas, se trouvent deux corps immobiles. D’ici impossible de dire s’ils sont encore en vie, s’ils sont gravement blessés ou s’il n’y a ne serait-ce qu’un espoir de survie. Ohm m’attire contre lui, mon visage contre son torse que je sens se soulever à cause des sanglots qu’il ne réussit plus à contenir. Il me faut un moment pour me rendre compte que je suis dans le même état, on s’accroche l’un à l’autre pour tenter de ne pas nous noyer sous la peine.

    Je ne vois même pas l’arrivée de la police, je ne peux même pas me réjouir de savoir que le monstre est vaincu, que ma mère est en vie et mes amis sont presque tous sains et sauf, pas quand le prix à payer pour ça, est la vie de celui qui m’a sauvé encore et encore au cours de ces sept dernières années. 



  • Commentaires

    1
    Samedi 10 Juillet 2021 à 18:08

    Oh mes non ce chapitre est le plus triste de tous...

    Plusieurs infos, sa mère, tout le monde est sauf la poursuite dans la forêt et surtout son Oncle, non pas son Oncle

    j'ai vraiment hâte de savoir la suite, est-ce qu'il y a une infime chance qu'il soit encore en vie, écouter le témoignage de la mère.......

    Merci beaucoup pour ce chapitre, tu as vraiment un talent pour l'écriture et je te certifie que j'ai les larmes aux yeux avec ce qui se passe....

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