• Chapitre 28 : Reality

    Chapitre 28

    J’ai du mal à croire que 24 heures plus tôt la cuisine était remplie de rires, de conversations joyeuses et légères. Notre petit déjeuner de ce matin ne ressemble absolument pas à la veille. On fixe nos assiettes, tentant d’ignorer les trop nombreuses chaises vides. On a les traits tirés et aucun de nous n’a réussi à fermer l'œil de la nuit. On est resté assis dans le salon, attendant que la nuit passe, incapable d’aller chercher du repos. Chaque fois que je ferme les yeux, c’est pour voir mes amis, ma famille dans la cave, vivant ce que j’ai vécu il y a quelques années. 

    Le message du monstre est clair, je dois venir le retrouver, aller le rejoindre pour qu’ils vivent et je le ferai sans problème. Non, le souci est que malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à me souvenir, je ne sais pas où se trouve la maison, je ne sais pas qui est le monstre et chaque fois que j’essaie de forcer, la panique m'oppresse. 

    — Tu as eu des nouvelles Namtan ?

    Mon oncle finit par rompre le silence qui dure depuis des heures maintenant. Instinctivement, j’attrape la main de Ohm qui, comme à son d’habitude, est assis à côté de moi. J’aimerais qu’elle nous dise qu’ils en ont, qu’ils ont une piste et qu’ils sont sur le point de l'attraper. Évidemment, je sais déjà que c’est impossible, elle ne garderait pas une telle information pour elle. 

    Elle se redresse, un peu perdue, et regarde autour d’elle avant de s’éclaircir la voix. Même si elle est policière, même si elle a été formée pour gérer ce genre de situation, elle est aussi atteinte par la disparition de la moitié de notre groupe. 

    — Ils ont réussi à déterminer comment les choses s'étaient déroulées, mais ils n’ont aucun indice qui servirait à nous approcher du ravisseur.

    Elle se passe les mains dans les cheveux avant de se frotter le visage pour essayer de se réveiller un peu.

    — Raconte-nous.

    La voix de Nine est blanche et quand je me tourne vers lui, je sens mon cœur se serrer. Il semble terriblement mal et je ne peux rien faire de plus que de prendre sa main pour tenter de lui apporter un peu de réconfort. On se sourit, mais lui comme moi le perdons rapidement, c’est trop dur de paraître aller bien, quand on a déjà du mal à se retenir de pleurer.

    — Le ou les ravisseurs se sont déjà attaqués à Joss, Jong et Chermarn… 

    Nine et Ohm serrent brusquement chacune de mes mains et je grimace légèrement, mais au lieu de chercher à me soustraire, je les tiens plus fermement.

    — Je pense qu’il… qu’il a mis Joss hors d’état de nuire avant de menacer Chermarn. Sur place, on a retrouvé des dards provenant des munitions de taser. C’est l’arme la plus logique pour maîtriser autant de personnes en si peu de temps. 

    J’avale difficilement ma salive. Dans ma tête, j’arrive à les imaginer, cette ombre noir fondant sur eux, dangereuse et sans pitié. 

    — Grâce au ticket de caisse et aux caméras dans le magasin, on sait que Boun et Prem ont été pris en deuxième. Malheureusement, comme pour l'hôpital, la voiture se situait dans une zone non couverte. Ils sont en train d’analyser le sang, mais… il y a de forte chance pour qu’il appartienne à l’un des deux garçons.

    Sa voix s’éteint d'elle-même et le silence retombe dans la pièce, tout juste brisé par le bruit de nos couverts. Aucun de nous n’a réellement d’appétit et on joue plus avec la nourriture qu’autre chose. Je lève discrètement la tête et observe chacun d’eux et je sens une profonde bouffée de culpabilité m’étreindre. Une fois de plus, tout est de ma faute et le fait que je n’arrive pas à me souvenir est en train de me rendre fou. J’ai la réponse quelque part dans ma tête, mais impossible d’y accéder. Je me lève soudain de ma chaise, les faisant tous sursauter quand elle racle bruyamment sur le carrelage. 

    — Je retourne dans le salon.

    J’ignore le regard plein d’inquiétude de Ohm, je ne peux pas me laisser distraire, je dois trouver la réponse. Je retourne alors à ma place, assis sur le sol en face de la table basse. Juste devant moi se trouve le métronome et une bougie. Sans attendre, j’allume la bougie, lance l’instrument et prends une profonde inspiration. 

    Je fais le vide en moi, je prends de longues et profondes inspirations, me concentrant le plus possible sur le vacillement de la petite flamme pour permettre aux souvenirs de remonter à la surface. Pourtant, malgré le fait que je fasse absolument tout comme il faut, il ne se passe rien. Je reste comme un idiot à fixer la bougie sans oser cligner des yeux. J’ai presque la tête qui tourne à force de respirer aussi profondément, à cause de l'oxygène en trop qui circule dans mon sang. Je n’abandonne pas, je n’ai pas le droit, mes poings se serrent sur mes genoux et au lieu de m’apaiser je sens la colère contre moi couler dans mes veines. 

    — Plus tu vas forcer, moins tu vas y arriver. 

    Je sursaute, mais pourtant, je ne suis pas surpris de trouver Ohm assis sur le canapé à côté de moi. Il a dû faire du bruit, mais j’étais tellement concentré que je n’ai rien entendu.

    — Et te blesser n’arrangera rien du tout. 

    Avec son éternel douceur, il saisit ma main et force délicatement mes doigts à se décrisper, je peux voir que ma paume saigne un peu là où mes ongles se sont enfoncés dans ma chair.

    — Je ne sais plus quoi faire, je sais que la réponse n’est pas loin. 

    Je cherche déjà comment je pourrais faire pour extirper l’information de mon cerveau. Du coin de l'œil, je le vois s’installer à côté de moi sur le sol et fouiller dans le tiroir de la table basse avant d’en retirer une petite trousse à pharmacie et, sans un mot, il commence à me soigner.

    — Ohm… comment je pourrais me regarder dans un miroir si l’un d’eux était blessé à cause de moi.

    C’est la question qui me tourne en boucle dans la tête, comment je pourrais continuer à vivre ma vie, si des innocents étaient blessés ou pire tués juste pour être devenus amis avec moi. Il soupire doucement, toujours attelé à sa tâche et un moment je me demande si j’ai parlé assez fort, il ne m’a peut-être pas entendu. Après tout, ma voix n’est toujours pas redevenue normale et je ne fais que murmurer la plupart du temps. 

    — Tu n’es en rien responsable de ce qui est en train de se passer. C’est lui le responsable, c’est lui qui devrait se sentir coupable, pas toi. Fluke, tu es une victime au même titre qu’eux.

    Mon menton tremble et je dois respirer profondément pour que la vague de tristesse qui menace de me submerger recule dans un coin de mon cerveau.

    — Mais si j’étais capable de me souvenir, alors rien de tout cela ne se serait produit.

    — Fluke, il y a une raison pour laquelle tu ne te souviens pas. Personne ne t’en veut, personne ne veut te forcer à te rappeler. Tu as fait beaucoup de progrès, mais tu restes encore… fragile et tu ne peux pas aller trop vite, au risque de te faire du mal, de régresser. 

    Je me mords fortement la lèvre, je sais qu’il a raison, c’est ce que j’étudie dans mes cours, mais quand il s’agit de l’appliquer à soi-même, c’est tout de suite plus difficile. 

    — C’est parce que je suis faible… si j’avais été plus fort alors… 

    — Arrête de dire des bêtises ! 

    Sa voix se fait un peu plus forte, un peu plus sèche et je frémis car c’est rare quand il s’adresse à moi si froidement. D’ailleurs, il se radoucit aussitôt et quand il lève les yeux vers moi, il me sourit tendrement. 

    — Tu es fort, tellement plus fort que n’importe lequel d’entre nous. Tu as vécu une expérience traumatisante, mais tu commences à aller mieux, à prendre ta vie en main et beaucoup n'auraient pas réussi à le faire. 

    C’est quand il passe sa main sur ma joue que je me rends compte qu’elle est humide et que je me suis mis à pleurer.

    — J’aimerais juste pouvoir faire plus.

    Je bascule ma tête et la pose contre son épaule, me sentant soudainement épuisé et sans énergie. 

    — Je sais et c’est normal, mais… je suis persuadé qu’il nous donnera bientôt de nouvelles indications.

    Il passe son bras autour de mes épaules et je m’installe un peu plus confortablement contre lui. 

    — Il faut être patient, garder espoir et de l’énergie pour le moment où il faudra agir, d’accord  

    Je hoche doucement la tête, je m’appuie complètement contre lui, les yeux dans le vague, j’observe la flamme et soupire quand il dépose un baiser sur ma tempe. 

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    Mon corps se couvre de chair de poule, c’est la première fois que je fais ce genre de rêve. C’est bien un rêve de la cave, le moment où il vient me chercher, seulement cette fois, je vois la scène de l’extérieur. J’assiste impuissant à son arrivée, j’ai tout le loisir de voir mon expression terrifiée, ma vaine tentative de fuite et…

    Soudain, alors qu’il vient d'écraser mon pied et que mon hurlement me vrille les oreilles, l’image se fige, comme si soudain quelqu’un avait mis en pause. Je regarde surpris autour de moi, mais je suis seul.

    J’avale ma salive, j’ai l’impression que c’est le moment, celui où je vais enfin avoir les réponses. Parler avec Ohm a dû débloquer quelque chose en moi et si je trouve le courage de m’avancer, de lui faire face, alors je suis persuadé que je verrai son visage nettement et non flouté.

    J’ai du mal à faire le premier pas, la peur me cloue sur place. Le temps passe et je reste immobile à fixer le moment. Faire face est plus dur que je ne le pensais, seulement au moment où je vais faire un pas en arrière pour m’éloigner, les voix de Joong, Boun, Prem, Chermarn et Joss s'élèvent dans ma tête.

    — Ohm me tuera s’il apprend que je suis parti sans m’assurer que tu ne manges pas un petit quelque chose. Ce mec est beaucoup trop protecteur. Ne bouge pas, je vais te cuisiner un petit truc.

    — La mère que je suis vous interdit de faire ça, mais je vous recommande fortement de me désobéir.

    — D’ailleurs… Est-ce que c’est vraiment le seul couple de notre groupe ? Tant qu’on est dans les annonces, vous n’avez rien à nous dire ?

    — Tu n’as pas à nous remercier Fluke. tu fais partie de notre famille.

    — Alors dès demain… faisons tout notre possible pour trouver le coupable, que ce soit lui ou un autre.

    Leurs voix se succèdent et elles me donnent le courage d’avancer. Depuis le début, ils m’ont prouvé qu’ils étaient prêts à tout pour moi, même quand ils ne me connaissaient pas vraiment. Alors pour eux, je dois être le plus fort possible et affronter son visage. J’ai les jambes en coton, mais une fois que j’ai fait le premier pas, c’est plus facile.

    Je respire difficilement alors que je ne suis qu’à quelques pas, il me suffit de le contourner, de lever les yeux et alors je saurai. Un pas, deux pas, lentement mon regard se lève, ses chaussures noires, son jean crasseux, son t-shirt à l’effigie d’un vieux groupe rock, son cou qui me donne la nausée à cause des gouttes de sang encore présentes dessus. Un dernier petit effort et…

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    Je me redresse en sursautant, la respiration haletante, le cœur me tapant dans les tempes. J’ai envie de vomir alors que la sonnerie de la porte m’a sorti de mon rêve quelques secondes avant que je ne découvre l’identité de mon monstre. Je suis toujours appuyé contre Ohm, mais celui-ci s’est tendu et observe en direction de l’entrée. J’entends la voix de mon oncle qui discute, mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il est en train de dire. 

    — Qu’est-ce qui se passe ? 

    Ohm se tourne vers moi et me sourit pour tenter de me rassurer. Seulement, son regard est sombre et nerveux et cela me montre qu’il n’est pas tranquille.

    — Un livreur. 

    Aussitôt je me tends, on se regarde un instant dans les yeux et on se comprend. Ces derniers jours, chaque fois que la poste est venue toquer à la porte, c’était de la part du tueur et j’ai du mal à imaginer qu’à cet instant, on reçoive un colis qui ne soit pas de sa part. 

    — Venez tout le monde. 

    A peine la porte refermée, mon oncle se dirige dans la cuisine en nous appelant tous. On se regarde un instant, comme si on voulait se donner des encouragements, mais sans y arriver. Finalement, on se lève et on rejoint les autres dans la cuisine main dans la main.

    Une enveloppe est déchirée sur la table et juste à côté, se trouve une clé USB. J’avale difficilement ma salive et regarde chacun d’eux. La tension est palpable car l'expéditeur ne laisse aucun doute. J’ai peur de ce que l’on va trouver sur cette clé et si la vie de mes amis n’était pas en jeu, j’aurais sans doute jeté la clé à la poubelle pour ne pas voir ce qu’il y a dessus.

    — Vous n’êtes pas obligé de la regarder. 

    La voix de Namtan a perdu de son professionnalisme et tremble. Comme nous, elle s’inquiète, mais elle est déterminée à nous protéger. 

    — Je pourrai vous faire un résumé…

    — Non… je dois le voir par moi-même.

    Lentement, je m’installe devant l’ordinateur et saisis la clé USB entre mon pouce et mon index comme s’il s’agissait d’une arme dangereuse. Au fond, c’est le cas, les images que l’on va découvrir pourraient nous détruire totalement. Il y a un instant d’hésitation puis Ohm, Nine, Namtan et mon oncle viennent m’entourer et je trouve alors le courage d’ouvrir le fichier.

    J’ai le cœur qui tambourine dans mes tempes, ma main est moite et je ne peux pas m'empêcher de faire tressauter ma jambe. Sur la clé, il n’y a qu’une seule chose, une vidéo qui dure plusieurs minutes. Je prends une profonde inspiration avant de lentement bouger la souris, mon cœur s’arrête une seconde quand je double-clique sur l'icône et que la vidéo se lance et mes yeux s’écarquillent quand je reconnais l’endroit.

    Instinctivement, ma main cherche celle de Ohm alors que mon oncle pose une main sur mon épaule. Devant nous se trouve la pièce où je me suis fait torturer, où ma famille a été tuée et il y a quelqu’un en plein milieu. Je fronce des sourcils, l’image est sombre, la personne est assise sur une chaise, la tête baissée et elle ne bouge pas du tout. 

    Plusieurs secondes passent avant que le soulagement ne me saisisse quand il relève la tête. C’est Joong. Malheureusement, le soulagement est de courte durée, car s’il est en vie, du sang coule le long de sa joue et son épaule a une position étrange. Il renifle et j’ai la nausée, je sais parfaitement ce qu’il doit ressentir dans cette pièce sombre et puante.

    Un soupir s’élève juste à côté de la caméra et ma peau se couvre de chair de poule. Une silhouette passe juste devant la caméra, mais je n’arrive pas à reconnaître la personne. Il fait trop sombre et elle nous tourne le dos, mais on peut clairement voir le couteau qu’elle tient dans la main droite. On retient tous les cinq notre souffle alors qu’enfin, après sept ans de questions, elle s’expose à nous. 

    Sa main gauche se pose sur les cheveux de Joong qu’il attrape à pleine poignée sans ménagement pour lui relever la tête et il éclate d’un rire qui est extrêmement trop familier. C’est un son qui laisse transparaître la folie et qui a résonné pendant de longues heures à mes oreilles quand j’étais moi-même attaché là-bas. 

    C’est trop pour moi, j’ai du mal à respirer, ce son me vrille le cerveau et sans réfléchir je lâche la main de Ohm et me bouche les oreilles. Un instant des images s’imposent à moi et je me sens trembler, j’entends le couinement de Joong, suivi de celui de Nine qui souffre avec celui qu’il aime. Namtan avance sa main pour mettre en pause, mais je l’attrape, car même si regarder est bien plus douloureux et oppressant que je ne le pensais, ne pas savoir est pire encore.

    — Non ! Je veux savoir.

    La silhouette a relevé le visage de Joong avant de venir se placer derrière lui, il maintient la tête baissé, comme s’il voulait faire durer le suspense, la main droite négligemment posée sur son épaule comme si elle n’était pas menaçante. Mais moi, je sais de quoi il est capable avec un couteau. 

    — Hmmm….

    Ma prise sur le poignet de Namtan que je n’ai toujours pas lâché se resserre juste à l’écoute de ce petit bruit, mais aucun de nous n’y fait attention, on est focalisés sur ce qui se passe à l’écran. 

    — Qu’est-ce que je vais faire de toi Joong si tu n’es même pas capable de transmettre un simple message.

    Je reconnais la voix avant de voir son visage et ma bouche s’entrouvre lentement, je n’arrive pas à y croire. J’ai l’impression que c’est une mauvaise blague, pourtant quand il relève lentement la tête, fixant la caméra devant lui et me donnant l’impression qu’il plonge son regard dans le mien, aucun doute n’est permis. Krissada est l’homme qui hante mes cauchemars depuis des années. 

    — Bouh !!!! 

    Il éclate de ce rire de dément et cette fois c’est moi qui craque et mets la vidéo sur pause. A l’écran, on voit Joong apeuré, Krissada juste au-dessus de lui, un sourire heureux sur le visage, des yeux vides de raison et la pointe de son couteau dirigée dangereusement vers lui. Je n’arrive pas à bouger, à réagir ou à analyser ce qui se passe, j’ai l’impression qu’un poids énorme quitte mes épaules. Une douleur aiguë me traverse le crâne quand soudain, des dizaines de scènes plus monstrueuses les unes que les autres me reviennent et cette fois-ci le monstre n’est pas brouillé, à chaque fois, c’est Krissada, le meilleur ami de mon père. Des mains me retiennent par les épaules et je me rends seulement compte que j’ai basculé en avant. 

    — Nine, va lui chercher un verre d’eau. 

    Des mains fraîches se posent sur mes joues, j’ai l’impression d’avoir de la fièvre, de délirer et d’imaginer des choses, mais chaque fois que mon regard se pose sur l'écran, l'horrible vérité me saute aux yeux. 

    — Fluke, ne bloque pas ta respiration, prends une grande inspiration. On est là, tu n’es pas tout seul. 

    Bloquer ma respiration ? J’ai pourtant l’impression d’être haletant, mais j’obéis à la voix de Ohm et relève la tête pour inspirer le plus d’air possible. Je me rends compte que ma vision est toute troublée, comme si je me tenais devant une glace déformante. Je cligne plusieurs fois des yeux, respirant comme il me l’a ordonné et petit à petit, les contours devant moi redeviennent nets. Un verre d’eau apparaît devant moi, une paille dirigée vers moi et l’attention me touche. Mes mains tremblent tellement que je n’aurais pas réussi à tenir le verre. J’aspire une grande gorgée avant de grimacer quand le liquide beaucoup trop sucré coule dans ma gorge.

    — C’est trop sucré…

    Le visage de Nine apparaît devant moi, il est tout blanc presque translucide et il me fait un petit sourire d’excuse.

    — Tu sais, ça aide pour…

    J’arrive aussi à avoir un petit sourire pour le rassurer, me souvenant que ce n’est pas la première fois qu’il prend soin de moi de cette manière. 

    — Tu devrais en boire aussi un peu, Nine.

     Il hoche la tête puis porte le verre à sa bouche avant d’en boire une longue gorgée qui le fait grimacer aussi. Je tourne la tête pour regarder mon oncle, son visage est fermé, sa main sur mon épaule est lourde et ses yeux trop humides. Lentement, je lève la main et tapote doucement la sienne, nos regards se croisent et il hoche la tête pour me montrer que tout va bien. Namtan se tient droite derrière moi, elle fixe le mur, le regard perdu et je n’ose pas la déranger. Je finis par regarder Ohm, mais lui ne me regarde pas, il semble au supplice alors qu’il fixe l’écran de l’ordinateur. Au début, je pense qu’il observe celui qu’il pensait connaître et qui s’avère être le monstre. Puis je comprends quand son menton tremble, il tremble d’inquiétude pour son petit frère.

    — Reprenons.

    Ma voix est fragile, mais ferme. Je glisse ma main contre celle de Ohm et entrelace nos doigts. C’est moi qui l’ai suggéré, pourtant, je suis incapable de remettre la vidéo en route. On reste immobile quelques secondes avant que, timidement, la main de Nine s’avance et appuie sur la touche pour relancer l’horreur.

    — Tu ne te souvenais vraiment pas de moi, Fluke ? 

    La voix reprend aussitôt et je me mords la lèvre pour ne pas réagir, je serais incapable de relancer une nouvelle fois la vidéo si on devait remettre en pause. Mon courage est déjà épuisé et je veux juste que ça se termine. 

    — J’en suis presque triste tu sais… pas vrai, Joong ? 

    Krissada tire un peu plus fort sur les cheveux de notre ami, le forçant à mettre sa tête encore plus en arrière. Le plus jeune le fixe, un air méchant, avant de lui cracher au visage. Je place ma main devant ma bouche, une expression choquée sur le visage alors qu’il ose faire ce que jamais je n’aurais été capable d’imaginer.

    Le retour est violent et rapide, Krissada le repousse violemment, la chaise se renverse et Joong se retrouve sur le sol. Le monstre se passe la main dans les cheveux nerveusement et on peut sentir la colère monter en lui. 

    — Ash… Je croyais que ta mère t’avais un peu mieux élevé que ça, petit.

    Je pousse un cri, comme tout le monde autour de moi. Ohm se tend et mon oncle fait un pas en arrière quand soudain, il frappe Joong d’un coup de pied dans le ventre. Une fois, deux fois et quand il place son pied en arrière une nouvelle fois, je pleure, je suis prêt à le supplier à genoux pour qu’il arrête. Heureusement, il repose son pied en soupirant, comme s’il venait de repenser à quelque chose de grave. 

    — C’est vrai… je ne peux pas le tuer maintenant. 

    Il éclate de rire en essuyant la sueur qui coule sur son front avec son avant bras, oubliant aussitôt notre ami qui tousse et peine à retrouver son souffle au sol. Il s’approche lentement de la caméra, un regard carnassier et de nouveau, j’ai la sensation qu’il me regarde directement. 

    — Tout est à cause de ton père Fluke, je lui avais laissé, il devait juste l’aimer, la chérir et la respecter jusqu’à sa mort. 

    Il parle d’un ton rêveur et c’est glaçant. 

    — Seulement, il l’a trahi, il m’a trahi et je ne pouvais pas laisser la femme que j’aime souffrir, se faire humilier et devoir repenser à ses erreurs chaque fois qu’elle poserait les yeux sur ses rejettons.

    Il retourne vers Joong qui respire encore difficilement, il ne bouge pas, il est vaincu et quand Krissada s'accroupit, il essaie en vain de s’éloigner. 

    — J’allais être celui qui lui offrirait la vie qu’elle méritait, elle aurait été choyée, adorée et personne ne lui aurait plus jamais fait de mal.

    J’ai la nausée de l’entendre parler si froidement des raisons qui l'ont poussé à massacrer ma famille. Il caresse lentement les cheveux de Joong, comme s’il le réconfortait après l’avoir passé à tabac.

    — Mais pour ça vous deviez disparaître…

    Un haut de cœur menace de me faire vomir la gorgée d’eau que je viens d’avaler et avaler ma salive me donne l’impression d’avoir quelque chose coincé dans ma gorge. Je ressens la tension qui émane de nous cinq, on ne sait pas vraiment comment on doit réagir et Krissada continue d’agir comme si tout ce qui s’était passé était normal.

    — J’ai failli à ma mission, mais ça fait sept ans que je t’attends Fluke, et rien ni personne ne pourra m’empêcher de terminer ma tâche et d’éradiquer ta famille comme je l’avais prévu.

    Il a un petit rire sinistre comme s’il se rappelait d’une bonne blague. Il se redresse et se rapproche à nouveau de la caméra, tout son être exprime la colère. 

    — Un seul s’est approché de la vérité et m’a démasqué, il n’a pas voulu me comprendre quand je lui ai expliqué. J’étais gentil pourtant avec lui et sa famille, j’étais prêt à le laisser tranquille, mais nooon. Il voulait jouer au plus malin. 

    Au fur et à mesure qu’il parle, sa voix monte, exprimant sa colère et sa frustration, avant qu’il n’éclate d’un rire tonitruant me faisant sursauter, il montre soudain une grande joie.

    — Alors j’ai dû le tuer.

    Il retourne vers Joong, saisit son menton pour le forcer à le regarder. 

    — Ton papa ne te manque pas trop j’espère ? 

    Sa voix sérieuse pour poser la question exulte soudain et il a du mal à cacher le fait qu’il est heureux. 

    — Voir son visage se décomposer quand il a compris que la voiture ne répondait plus, l’entendre me supplier de lui sauver la vie au nom de ses enfants et… le plaisir que j’ai eu à l'étouffer.

    Il se redresse alors que Joong rue pour tenter de se libérer en poussant un cri de désespoir qui résonne dans tout mon être. Les larmes coulent lentement le long de mes joues, je n’arrive même pas à avoir peur. Pas quand je vois la détresse dans le regard habituellement si joyeux de mon ami. Krissada l’ignore et je sais qu’à nouveau, son regard s’adresse à moi. Il soupire, comme si Joong était un enfant ennuyeux qui empêchait les adultes de parler. 

    — Le truc Fluke, c’est que tu t’es trouvé une nouvelle famille, alors, maintenant tu vas devoir faire un choix.

    La caméra tremble et il la prend dans ses mains avant d’avancer dans la maison, se dirigeant vers la cave. Maintenant, je reconnais les lieux, je sais où il va et je me tasse sur ma chaise. Il sifflote en descendant bruyamment les escaliers, sûrement conscient de la panique qu’il déclenche chez les occupants de la pièce noire et humide. Les clés cliquettent et la lumière se fait, ils sont là tous les quatres. Chacun d'eux est accroché là où ma famille et moi étions. Je me tasse sur ma chaise, mais en même temps, je suis rassuré. Ils ont du mal à ouvrir les yeux, je peux voir qu’ils ont été battus, mais ils sont en vie. La caméra se retourne et c’est un gros plan de Krissada qui occupe tout l’écran. 

    — J’ai ta nouvelle famille Fluke, alors maintenant tu vas devoir faire un choix. Soit je tue chacun d’eux, soit tu viens me rejoindre et on finit ce que j’ai commencé il y a sept ans.

    Un grand sourire étire ses lèvres et un éclair de malveillance illumine ses yeux.

    — Si tu n’es pas là au coucher du soleil… Phi s’occupera bien de Joong pour commencer. 

    Il éclate de rire et, alors que les occupants de la cave s’agitent à cette nouvelle, l’image freeze avant de devenir toute noir. C’en est trop pour moi, je me lève avant de me précipiter dans la salle de bain. Je vomis l’eau et de la bile, mon estomac n’arrête pas de se contracter. Les larmes coulent librement sur mes joues et même l’eau, avec laquelle j’asperge mes joues, n’arrive pas à les effacer. Mes jambes me lâchent et je me retrouve assis au milieu de la petite salle de bain, les bras enroulés autour de mes jambes, je me berce d’avant en arrière.

    J’essaie de ne pas faire de bruit et heureusement je n’ai pas coupé l’eau, cela assourdit les sanglots qui me déchirent les poumons. Cependant ce n’est pas assez, j’ai envie de hurler, de faire sortir cette douleur qui m'oppresse et me coupe la respiration. Personne ne me rejoint et j’en suis heureux, j’ai besoin de temps seul, de faire le point sur ce que je viens d’apprendre, sur ce que je dois faire.

    En fait, je n’ai pas vraiment besoin de réfléchir à ce que je dois faire, la réponse est toute trouvée. Il est hors de question qu’ils souffrent. Je dois les protéger, même si cela veut dire y laisser ma vie. Je sais qu’ils seront tristes de me perdre, mais alors ils pourront reprendre leur vie et ils finiront par m’oublier. Je me relève soudain comme un pantin qui sort de sa boite, je m’essuie les joues en me fixant dans le miroir, déterminé par la mission qui m'incombe. Je prends une profonde inspiration, puis deux avant de quitter la salle de bain.

    Je traverse la maison d’un pas vif, ne levant pas les yeux quand je passe à côté de la cuisine pour éviter de croiser leurs regards et flancher. J’ouvre la porte d’entrée à la volée et me précipite à l’extérieur. Je n’ai même pas réfléchi où je devais me rendre et comment je devais m’y rendre, je sais juste que je dois y aller, peu importe comment.

    Je pousse un cri quand une main se pose sur mon épaule. Un moment, j’ai l’impression que le monstre m’a capturé, que tout ça n’était qu’un piège. Seulement, la poigne me force à me retourner et une voix gronde contre moi. 

    — Où est-ce que tu vas ?

    Ohm ! Il m’a suivi dehors alors que je le pensais trop occupé, il va chercher à me faire changer d’avis, mais je ne peux pas, je dois aller affronter mon monstre. 

    — Lâche-moi !

    Je tente de me dégager en secouant mon épaule, mais sa large main tient bien et je grimace même quand il resserre sa prise dessus.

    — Ohm, je t’ai dit de me lâcher.

    Je ne me rends même pas compte que j’ai hurlé, je ne ressens pas la douleur, tout mon corps est anesthésié. Je veux juste partir, la panique me submerge totalement. Et s’il n’attendait pas, s’il était déjà en train de les torturer, de jouer avec eux comme il a joué avec moi. Je suffoque, mais je cherche toujours à me dégager. 

    — Tu comptes vraiment y aller comme ça ? Tu ne sais même pas où il est. Tu n’as pas ton permis et… 

    D’un coup, je pose mes deux mains sur son torse et le repousse de toutes mes forces. Surpris, il me lâche et recule de plusieurs pas. 

    — Et alors… je ne peux pas les laisser… je ne peux pas les perdre comme j’ai perdu ma famille. Je dois les sauver, Ohm.. Je ne veux pas qu’ils meurent…

    Finalement, je craque sous l’effet de l’angoisse, de la colère et de la culpabilité. De longs sanglots douloureux soulèvent ma poitrine et une fois encore l’envie de hurler pour évacuer tous ses sentiments négatifs et douloureux me prend à la gorge et j’ai du mal à le retenir. Mes jambes tremblent et je serais sûrement tombé au sol si les bras de Ohm ne m'avaient pas entouré et soutenu. Il me colle contre lui et je n’ai pas la force de lutter, je l’aime trop pour le repousser encore une fois. 

    — Calme-toi mon coeur. On va réussir à les sauver, mais tu ne peux pas t’enfuir, on a besoin que tu restes fort avec nous, d’accord ? 

    Une main posée sur ma tête, l’autre caressant mon dos, il me réconforte sans montrer le moindre signe d’ennui. Finalement, je m’accroche à lui, enroulant mes bras autour de sa taille. La réalité de notre situation me dépasse totalement, je n’arrive pas à me calmer et à penser de manière rationnelle. Je veux juste les sauver, faire disparaître le monstre. 

    — Ohm… j’ai peur…

    — J’ai peur aussi, mais en restant ensemble on va y arriver. Tu me fais confiance ? 

    Sa voix est douce, tendre et je m'appuie un peu plus contre lui. Est-ce que j’ai confiance en lui ? Je lui confierais ma vie sans aucune hésitation. Je prends une grande respiration essayant de me calmer avant de lui répondre d’une voix tremblante. 

    — J’ai confiance en toi. 



  • Commentaires

    1
    Samedi 10 Juillet 2021 à 17:49

    Je le savais, je le savais, JE LE SAVAIS c'est KRISSADA.........mon intuition était la bonne, YEAH...

    Par contre c'est horrible ce qu'il fait, JOONG...non.... en plus c'est lui qui a tué leur père.....mais il a vraiment un très gros problème psychologique celui-là c'est pas possible autrement

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